04 - Macaron (chapitre 4)
L’eau reste froide pendant
Que je soulève les pierres
Mais dans le fond je suis content
La vie est une rivière
Inexplorée
Parsemée
De pépites d’or
Après cette double rupture, ses doigts et sa vie sentent la merde. Il est triste et il ne doit pas s’apitoyer. Il faut faire face. Donner le change. Penser que les gens heureux font juste semblant de l'être et que les « winners » ont simplement eu de la chance, qu'ils n’ont pas davantage de mérite. Ne pas croire en Dieu, peut-être tout bonnement parce qu'on en n’est pas l'élu. Se consoler comme on peut malgré le constat de la médiocrité de sa propre apparence, donc de son âme. Surtout essayer de se persuader qu'il n'y est pour rien. Que d'autres comme les réfugiés politiques ou climatiques ont des vies bien plus tragiques. En arriver à penser qu'il ne doit même pas avoir le droit de se plaindre. Que sa mélancolie est un luxe terriblement bourgeois et ennuyeux. Qu'il est donc quelqu'un d'ennuyeux. Un louzeur. S'en vouloir. Déprimer. Être triste et puis apercevoir un sourire, un beau ciel du matin, s'interdire d'être triste. Être triste de se l'être interdit. Haïr la tristesse. La tristesse n’est pas élégante. La tristesse ne fait pas recette, ne fait pas succès, ne fait pas admiration. La tristesse est un poids mort totalement envahissant et inutile à la fois. Vue de l'extérieur, elle est à la vie ce que le zéro est à l'addition. Vu de l'intérieur, elle est à l'âme ce que le zéro est à la multiplication. Il veut garder espoir, mais pourtant il se hait lui, il hait les autres et il hait le monde et il ne peut rien y faire. La condamnation implacable du destin. Les petites voix, fugaces échos des pensées qu'il prête à ses amis absents, disent: "mais t'as qu'à sortir, voir du monde, sourire, merde! Te sortir les doigts du cul!". Voir du monde, pourquoi? Pour se sentir encore moins bien? Pour courir sus à de l'échec supplémentaire? Pour regarder directement, yeux dans les yeux, la méduse des réussites tierces? Pour être jaloux de ce sale con qui tripote celle avec qui on aurait bien fini la nuit, jaloux de tel autre doué de répartie comme Macaron ne le sera jamais lui-même, qui sort une vanne toutes les trente secondes qui les fait rire toutes à gorges déployées, jaloux de l’employé de quelque boîte prestigieuse, et lui prestigieux de même, dans des chaussures de cuir, des chaussettes en laine d’Écosse et des jeans 501 faussement désinvoltes, et qui a un bon boulot grassement payé pour ne rien produire ?
Sortir, voir du monde et sourire
pourquoi ?
Pour s'avérer incapable de montrer l'intelligence qu'il a, la
vraie, la sincère, la sensible, celle qu'il a dans les tripes mais que
plusieurs murs de protection laissent bloquée derrière le masque de la
timidité?
"Sors-toi les doigts du cul!".
"Merde".
Comme s'il en était là... La sodomie en solitaire!
...
Il en est là.
Depuis plus d’une heure, il cherche en vain le duplicata de son attestation de carte Vitale, dont il a besoin pour la première consultation du chirurgien qui l’opérera en février. Que ces paperasses lui foutent les nerfs en pelote !! Chercher quelque chose est une torture, un affrontement – car Macaron vit avec tous les objets inanimés une sorte d’affrontement permanent dont il ne peut sortir que comme unique vainqueur. C’est sans doute pour cela qu’il a fait de la batterie étant plus jeune : le seul objet qui accepte de bonne grâce de se faire frapper…
Mais l’attestation ne se montre pas là où, logiquement et décidément, elle devrait se trouver. Il fulmine et s’en veut de fulminer. On pourrait dire que perdre quelque chose d’important a eu au moins le mérite de lui faire prendre conscience du désordre incommensurable qui règne chez lui. Mais c’est bien là le problème. Macaron face au désordre, lorsque brusquement, cherchant quelque chose, il en a pris conscience, voit rapidement ce bordel comme un motif de colère et d’emportements de toutes sortes. Son mariage en a été en partie victime. Sauf que là, Macaron est doublement furieux parce qu’il réalise que son appartement est dans un bordel comparable à celui qu’il imputait autrefois à Estelle. Il réalise que le bordélique de cette famille, c’est lui !
Seules les accumulations de sacs en plastiques ont sensiblement diminué, ainsi, plus modestement, que les différents choix de beurre dans le réfrigérateur. Mais le reste… Fatras dans les papiers. Fatras dans les fringues. Fatras dans les outils. Fatras dans le garde-manger. Cartons remplis d’un fatras qu’on ne pourrait même pas qualifier de vieux souvenirs, rebus, documents perdus, fatras d’anciens cours périmés et inutiles, pelures de clémentines disséminées dans la poussière de dessous le lit, serviettes et vieux slips, affaires de skis et bikinis (chez lui ?). Il y en a pour plusieurs jours de rangement. Et c’est aussi ce qui le met en colère.
Et puis, troisième explication de
la colère, depuis la reprise des cours, Macaron n’a plus rien à fumer après
l’épisode des deux jeunes branleurs qui ont foutu le bordel dans la rue,
épisode au cours duquel il a perdu tout le reliquat de la beuh, confiée à Jouvan, qui l'avait (dé)livré sur une aire d'autoroute, entre deux portes de vies dissemblables. Ainsi a-t-il subi de
façon particulièrement sévère le traditionnel sevrage d’octobre. Sevrage qui s’accompagne d’une boulimie qu’il
a pourtant su limiter depuis le mois de mai et qui coûtera très cher en
chocolat. Sevrage qui s’accompagne
également d’une très sévère séance d’autocritique favorisée par les pluies de
plus en plus froides de l’automne, et qui débouchent invariablement, sinon sur
de la déprime, tout au moins souvent dans la mélancolie. Autrefois, il a eu une guitare, et en
semblable circonstance il aurait composé quelques chansons sépulcrales, pour
soigner son vague-à-l’âme. Mais
désormais, la guitare reste plantée dans un coin de la chambre, deux cordes en
moins et une mécanique qui a pris la rouille.
Il n’en joue plus, il n’a plus assez de corne au bout des doigts pour
tirer un son digne de cet instrument folk.
Les colères sont peut-être l’exutoire de remplacement nécessaire pour
tenir bon dans cette vie qu’il vit de côté, absent à lui-même et malheureux en
diable. Son Eros de créativité
transformé en un Thanatos de rage.
Mais, rangeant un jour quelques cartons à la cave, il finit par tomber, non sur le formulaire de sécu réglementaire qui lui manque toujours (et le rendez-vous chez le chirurgien traîne donc de même), mais sur de vieux documents hérités de son grand-père maternel, Penn Ar Bed pur souche, Jocelyn Kerjégu, ça ne s’invente pas, de la branche parallèle des Kerjégus apparentés à ce fameux président du conseil général du Finistère à la fin du XIXe siècle, celui qui a fait bâtir le château de Trévarez, et dont Jocelyn, trop éloigné de la branche directe, n’avait rien hérité si ce n’est quelques vieux manuscrits épars. Il relit avec intérêt des documents qu’il a probablement parcourus la dernière fois il y a des années, au moins quelques déménagements plus tôt. Il lit notamment une devise étrange, suggérée par un membre de la famille, ce devait être dans les années cinquante :
« …Car les cons prédisent toujours les défaites… ».
Il est interpellé par la phrase. Spontanément, il songe au journal l’Equipe qui avait fustigé Aimé Jacquet, le sélectionneur de l’équipe de France de football, durant près des deux années qui précédèrent le 3 à 0 des Bleus de Zidane contre le Brésil. Oiseaux de malheur. Ils ne cessaient dans leurs colonnes de dénoncer la méthode, de se gausser du personnage, de prévoir les pires difficultés à cette équipe jugée trop défensive. Aimé Jacquet les avait fait mentir sur le terrain. Posture impitoyable de qui se mêle de vouloir forger les opinions du peuple. Nécessaire défaut dans la cuirasse de bonnes intentions de qui prétend vouloir embrasser la carrière journalistique. Prédire le pire. Le pire est toujours tellement plus probable, tellement plus vendeur. Pas tellement plus facile à entrevoir, souvent, mais surtout tellement facile à couvrir, ensuite.
Certains médias et malheureusement certains politiques, pensent que dans le fait de prévoir une catastrophe, ils seront glorifiés d’avoir prévu, (dans le sens « fait action de prévoir ») et d’avoir prévu juste, et que l’on oubliera ensuite plus ou moins la catastrophe en elle-même. Macaron, pour la première fois depuis des lustres, a soudain un éclair de génie :
« Pourtant c’est ce que tu fais tous les jours dans ta vie, imbécile ! », lui souffle alors sa petite voix intérieure.
- Quoi, de prévoir le pire ?
- Oui, tous les jours, mon vieux ! Ça commence quand tu fermes la porte à clé parce que tu as peur de te faire cambrioler ! Quand tu es tellement dominé par la peur de perdre quelqu’un de cher que tu te comportes exactement comme il faut pour le faire fuir ! Quand tu dénonces des jeunes - visiblement blessés - à la police, plutôt que de téléphoner aux secours ! Dominé par la peur de te prendre une caillasse ! Tu crois pas qu’il serait temps de prévoir le BIEN ?! Rappelle-toi le concept de Tolkien, ce mot intraduisible en français, the eucatastrophy. Un brusque et heureux dénouement à une affaire mal engagée. Merde ! Et si c’était ça l’avenir ? Un Monde pacifié ? De l’amour et de l’art partout sur la planète ! Une science qui rebondit, une éducation qui réussit !
Un nouvel amour dans ta vie si mal en point ! Patience !
- Arrête… arrête de te foutre de ma gueule. Tu m’emmerdes avec ce positivisme à la con. Regarde ma vie ! Contemple les abîmes vers lesquels je plonge chaque jour davantage, accepte comme moi d’avoir déjà atteint depuis longtemps le sommet de la montagne, accepte d’être en train de redescendre à bon train jusqu’à ta mort !
- Mais cesse donc d’envoyer des flots de mauvaises ondes sur ta vie ! Souviens-toi l’enseignement de la mécanique quantique : la Nature se comporte différemment selon l’observateur et les conditions d’observation ! Si tu regardes la vie à travers un prisme négatif, en réalité, tu l’incites à se comporter négativement ! Demande à la Nature d’être positive, sois positif avec elle, et elle le sera avec toi en miroir. C’est pourtant pas compliqué, merde, la physique des particules !
- J’en sais rien. J’ai aussi vécu des périodes de ma vie où je n’envoyais que des bonnes ondes, et pourtant j’ai récolté beaucoup de désillusions en retour…
- Oh, c’est toi qui m’emmerdes ! Moi, je sens qu’il se passe quelque chose. L’activité du Soleil est inhabituelle. Elle pulse de manière erratique. Il y a souvent des objets électriques qui grésillent, souvent ensemble. Il y a du magnétisme dans l’air. Quelque part sur cette planète, l’effet papillon d’une pensée positive se matérialise, sans que tu le saches encore, si ce n’est de manière inconsciente, en une ravissante personne qui va partager ta vie pendant un petit moment. Elle est là, déjà, elle existe, elle a des yeux comme des belles boules de billard américain brunes. Elle se dandine, elle chante, elle envoie des frotons ! Le soleil chante avec elle ! »
Macaron est à peu près convaincu. Une petite lueur d’espoir revient lui taquiner l’humeur. « Peut-être que la vie n’est pas encore terminée. Que j’ai trouvé un moyen pour la skier plus longtemps grâce à des remontées mécaniques insoupçonnées. Tant mieux, de toute façon, je m’étais dit après Inès que tout ce qui viendrait ne serait que du bonus. Alors allons-y. Let’s go. Skions ce nouveau glacier façon piste noire ».
***
Pendant ce temps-là, aux Etats-Unis d’Amérique, dans l’état du Wisconsin, chantait Anja. Petite femme brune de 28 ans, employée par un institut de soins thérapeutiques pour jeunes, harpiste, artiste, chanteuse, chansonnière, guitariste et ensoleillée, elle était vêtue de son jean’s le plus moulant et d’un justaucorps noir qui laissait paraître de larges portions de son dos (notamment un magnifique tatouage japonais rectangulaire qui couvrait une bonne partie de l’omoplate gauche). Munie d’une simple guitare, elle finissait, seule en scène, le concert pourtant commencé avec le reste de son groupe. Ils avaient pris l’habitude de la laisser briller en solo aux rappels du tour de chant. Ils en profitaient pour la contempler, de profil, vue depuis les coulisses, face vers la lumière, fesses dans l’ombre. Elle était magnifique.
C’était, comme de nombreux concerts auxquels elle s’obligeait pour lancer sa carrière, jusqu’ici sans succès, un moment assez peu agréable : tout ce que les compères musiciens avaient trouvé jusque-là était des clubs plus ou moins country de province, et les clients étaient, sinon rares, tout au moins peu attentifs à leur musique. Certains cependant appréciaient la plastique de la jeune américaine. D’origines allemande et portugaise, elle avait hérité de la première un caractère ferme, travailleur et conquérant, et de la seconde toute la chaleur des brunes. Elle savait en jouer, elle avait parfaitement compris que la plastique est une arme de séduction, et loin de se renfermer dans une cape de timidité (ce que font parfois les jeunes chanteuses de groupes, lancées sur une trajectoire de Beth Gibbons plutôt que sur celle de Janis Joplin), Anja construisait un personnage de scène assez sexy, mêlé d’une certaine sobriété dans la joie, celle-ci, cependant, toute communicative. Son sourire était la première pièce de cette mécanique enjôleuse. Ses mélodies étaient la seconde, mais ces bouseux de l’Amérique profonde ne l’avaient pas encore compris. Une nouvelle Norah Jones mâtinée d’un soupçon de Joan Baez… et de Madonna.
Anja chantait souvent l’amour sous toutes ses déclinaisons. Les amours d’enfance, l’attirance irraisonnée pour un homme, l’homosexualité, l’homoparentalité, le mariage pour tous, l’amour du travail bien fait, l’amour de la Planète…
Elle écrivait tous les textes, et arrangeait la musique en compagnie de ses potes musiciens, musique qu’elle contribuait largement à composer et à ciseler, à sa manière séduisante et décidée à laquelle rien jamais ne résiste, et les garçons du groupe (batteur, saxophoniste, pianiste et bassiste) ne résistaient jamais bien longtemps à une idée d’Anja - qui la plupart du temps était excellente. Elle menait donc cette petite formation d’une poigne de fer dans un gant de velours ; ils étaient tous les quatre amoureux d’elle et elle s’était déjà offerte à eux, individuellement ou collectivement, dans ces soirées trop arrosées qu’on partage souvent entre jeunes passionnés de musique et de liberté. Mais cela allait s’avérer particulièrement sain pour cette formation qui allait être appelée à réaliser de nombreuses tournées internationales durant des dizaines d’années consécutives sans un éclat de voix et sans presque une injure, à part les injures amicales que l’on partage quand on a partagé un lit…
Ils ne vivaient cependant pas encore, et loin s’en fallait, de la musique. Joe, Gino, Ray et Fluetto avaient chacun des petits « boulots ». L’un était employé dans un herbshop, l’autre garagiste, le troisième disquaire et le quatrième pointait au chômage.
Ces activités permettaient globalement des revenus
financiers suffisants pour se procurer un bon matériel de scène et assurer des
répétitions fréquentes. Celles-ci se
déroulaient grâce au patron de Gino dans un hangar désaffecté (qui servait
autrefois d’entrepôt de pièces détachées mais qu’on n’utilisait plus depuis
l’extension du nouveau garage). Les
compères avaient patiemment accumulé tous les matériaux nécessaires à la
construction d’un vrai petit studio d’enregistrement et de répétition, allant
jusqu’à monter eux-mêmes les cloisons du studio principal avec trois murs successifs d'un Placoplatre
gainé de laine de roche pour obtenir une isolation acoustique parfaite. Pendant malheureux de cette isolation: il faisait très chaud à l'intérieur du studio. Malheureux? Pas tant que ça, Anja s'y présentant toujours en tenue très légère, procurait le plaisir des yeux pour les 3 compères.
Fluetto avait réalisé, entre deux petits boulots trop vite perdus, plusieurs assortiments de quatre grands panneaux de bois, des carrés de 2m de côté, amovibles, à roulettes, sur lesquels étaient collées plusieurs sortes de revêtement : boîtes à œufs, tissu de laine de recyclage coupé dans de vieilles couvertures de déménagement, revêtement métallique, coton, lamelles de bois taillées en biseau… Tout cet attirail permettait de modifier le son à l’envi, de le rendre plus ou moins sourd ou plus ou moins brillant, selon l’inspiration du moment. Chacun des compères s’était doté d’un bon matériel d’amplification et de pédaliers d’effet dignes d’une cathédrale. Anja avait payé de sa poche la plupart du matériel d’enregistrement : ProTools, une console 64 pistes asservie, et les racks de compression et de traitement du son, habituels en pareil cas.
Entre deux nouvelles chansons, Anja s’occupait quant à elle d’adolescents handicapés. Elle adorait son métier. Elle adorait apporter du soleil tous les jours à ces gamins, ses gamins, car ils faisaient en quelque sorte partie de sa famille, les faire chanter, danser même si pour certains cela se résumait à dodeliner de la tête. Dans un environnement essentiellement féminin, elle se démarquait par une forme de masculinité, de franchise et de droiture. Si elle bousculait certaines jalousies typiques du milieu professionnel en général, où l’on préfère les bruits de couloir, les indiscrétions, les critiques feutrées, son comportement à elle était celui de l’employée modèle, qui paie de sa personne et donne, s’il le faut, de son temps – tout en n’hésitant jamais à critiquer, à vérifier, à penser, à organiser, bref, en un mot, à vouloir régenter les choses à sa manière avec la plus parfaite franchise. Ce côté-là surtout provoquait quelque remous dans les susceptibilités idiotes de certaines de ses collègues. Anja était compétente. Elle le savait. Les gamins l’adoraient. Elle disait souvent qu’on aurait eu tort de les négliger, qu’ils étaient au contraire l’avenir de l’Humanité, par leur candeur, leur caractère pacifique, rieur et tolérant. Elle avait une énorme confiance en elle-même, sans pour autant être orgueilleuse ou prétentieuse ; simplement, cette confiance débordait toujours un peu du cadre du travail d’équipe pour venir sur le travail de l’équipe, ce qui n’était pas exactement la même chose.
« Faites rire les gens : vous aurez l’impression qu’ils sont heureux, alors vous vous direz que la vie est belle en voyant tout le monde sourire et vous sourirez vous-même. » Souvenir d’un précédent voyage en Asie, ce mantra hindou était brodé sur une grande toile de lin colorée accrochée au-dessus de son lit. Elle l’avait traduit et avait reproduit le texte en anglais sur une grande bannière placée en-dessous de la toile.
Sur le mur d’à côté, Stanley Donnen en train de faire une cabriole (Chantons sous la Pluie : « Make’em laugh »).
A droite du bow-window, sous le rampant blanc, une citation de Mozart calligraphiée à la peinture vert sombre : « Amour ! Amour ! Amour ! C’est là le vrai génie !».
Anja partageait une colocation depuis bientôt dix ans (depuis qu’elle était étudiante à l’Université). Elle y trouvait le double avantage de réduire le poste budgétaire consacré au logement, tout en se garantissant, finalement, une certaine liberté. C’étaient en général des garçons qui s’y succédaient, intérimaires, célibataires pour certains mais en tout cas de passage. C’est ainsi qu’elle avait rencontré Fluetto, l’un des membres du groupe. Il avait habité la maison pendant près de deux ans avec deux autres employés de la voirie qui restèrent moins longtemps, puis avec une étudiante infirmière. La situation au calme dans un quartier proche des transports était l’idéal pour se rendre rapidement dans les zones industrielles, commerçantes ou de service, où l’on trouvait la plupart des petits boulots bien payés. L’institut médico-social pour lequel travaillait Anja, et qui vivait de fonds publics et de subventions de plusieurs fondations, était à peine à vingt minutes de marche, ce qui garantissait à Anja une santé de fer et des jambes affûtées. Elle n’avait pas de voiture à elle bien qu’elle aimât conduire.
La décoration de sa chambre, le seul lieu vraiment intime de son existence, était lumineuse, colorée. La chambre était en désordre, un désordre acceptable, mais c’étaient les collections de souvenirs de toutes sortes qui en étaient principalement la cause. Les fringues étaient plutôt bien rangées, Anja avait de quoi faire : deux gigantesques armoires en plus d’une penderie sous les combles et de deux grands placards (l’un pour les chaussures qui les contenait à peine, l’autre pour les sous-vêtements). Elle changeait régulièrement la suite de lit au gré de sa fantaisie. On retrouvait souvent des thèmes fleuris, ou alors science-fiction et astro. Accrochée à un cintre sur la patère de la porte, côté chambre, sa robe couleur de soleil, comme elle l’appelait en mémoire du film Peau d’Âne (qu’elle avait vu sur le câble, étant petite fille), d’un patron de découpe style années soixante, tissée de soie teinte d’argent brillant, incrustée de larges motifs de fils dorés et de quartzite blanche ; c’était son meilleur costume de scène. Un merveilleux cadeau offert par tous ses amis, pour ses vingt ans. Elle ne la mettait évidemment que dans les grandes occasions. Et puis, accroché juste à côté, un petit borsalino noir que lui avait offert son père à sa majorité.
Une belle collection de livres disséminés contre une paroi du fond de la chambre, sur plusieurs niveaux, à peu près classés par thématique, ainsi que des photos (dont beaucoup de photos d’elle seule ou d’elle avec des amis) finissaient par donner à son espace un côté joyeux, intelligent, chaleureux. Elle y accueillait parfois du monde. Amatrice de sexe, éprise de liberté, elle collectionnait les amants à un rythme tranquille et régulier. Ils tombaient presque tous amoureux d’elle parce qu’elle était une maîtresse expérimentée, qui peignait les orgasmes qu’il lui arrivait d’avoir avec une palette de couleurs digne de Monet (ou plutôt Seurat peut-être). Ils comprenaient rapidement qu’Anja vivait retranchée, qu’il n’y avait rien de vraiment intime provenant d’elle en dehors de cette chambre, qui était la sienne et celle de personne d’autre, sorte de forteresse d’ivoire où elle ne laissait pénétrer aucun prince charmant, mais beaucoup de barons de passage.
Anja ne croyait plus aux princes charmants depuis qu’elle avait perdu Terry, à l’âge de 16 ans, des suites d’un accident de voiture. Trois tonneaux à la sortie d’un virage pour avoir voulu éviter un motard bourré qui arrivait en sens inverse selon une trajectoire de grand prix qui n’avait pas sa place sur les routes sinueuses du comté. Terry était parfaitement sobre. Il y avait sa petite sœur Candy, à côté, et Candy était morte.
Rendu tétraplégique, Terry avait été handicapé 6 mois, mais il avait fini par succomber à un œdème pulmonaire. Anja l’avait accompagné jusqu’à la mort. Il était le grand amour de sa vie, et après lui, le monde d’Anja avait changé. Elle avait décidé de prendre sa revanche sur la mort et d’avoir une vie enjouée, aventureuse, libertaire, qu’elle partageait en secret avec son défunt amour. Elle ressentait comme l’injonction de vivre tout ce qu’elle pouvait vivre dans les limites de son âme, de goûter à chaque fruit du destin, de grimper aux branches de tous les arbres qui bordaient son chemin. Mais elle décida aussi qu’elle ne tomberait plus jamais amoureuse, qu’elle bloquerait systématiquement les élans de son cœur vers les nouveaux garçons qu’elle croiserait. Elle décida d’être un animal solitaire. The Hunter, de Bjork, chanson qui l’avait toujours fascinée. « If travel is searching, and home what’s been found, I’m not stopping, I’m a hunter… »[1].
Au printemps, après un hiver de concerts peu réjouissants, le groupe eut l’occasion de rentrer en studio, un vrai studio professionnel, pour y enregistrer un 4 titres promotionnel qui serait distribué à tous les bureaux directeurs des festivals de musique américains, sud-américains, japonais et chinois. C’était la cible d’Anja. Les compères investissaient un gros paquet de fric, près de trois ou quatre ans d’économies. Anja participait de moitié en tant qu’artiste principale de Anjazing Moon. Elle avait emprunté une partie des quinze mille dollars nécessaires à sa mère, une autre partie venait de contributions des fans de la première heure (trois mille dollars), et le reste était le fruit de son labeur. Exactement 20% de son salaire mensuel, versé tous les mois sur un compte épargne.
La chanson-phare du 4 titres, Juicy Paradise, sortirait par la même occasion sur toutes les plateformes en ligne.
Le titre leur plaisait beaucoup et avait rencontré quelques succès sur des webradios locales, en avant-première. Les « like » en étaient à environ six mille avant la sortie, ce qui n’était pas si mal.
Les textes étaient assez osés (de ce côté-là, Anja qui connaissait l’œuvre des poètes français, de Rabelais à Gainsbourg, n’hésitait pas, quand il le fallait, à prendre ses responsabilités):
Ton annulaire cogne sur ma lèvre inférieure
Régulièrement, tandis que l’index et le majeur
Font un doux piston glissant sur ma langue rouge
Tu as les yeux fermés, j’ouvre ma bouche…
Etc. etc.
Le tout était habillé d’une musique entraînante, presqu’hypnotique, avec une basse de bois régulière et posée, une batterie simple qui menait bon trot, et des arpèges de guitare aux mélodies envoûtantes.
Et puis il y avait sa voix, retenue, très veloutée, assez grave, flottante parfois légèrement sur le plan rythmique, n’exagérant pas à outrance les effets des chanteuses de beuglantes américaines. Elle savait doser. C’était érotique et chaud.
Le disque rencontra rapidement un vrai succès d’estime. Les bénéfices engrangés sur les principales plateformes de téléchargement légales s’élevaient à près de 65000$. Anja allait pouvoir rembourser sa mère et préparer un vrai album.
Les offres de participation aux festivals furent intéressantes, elles s’échelonnaient de Concepcion, au Chili, à Reykjavik, en Finlande, pour la latitude, et de Sébastopol en Tatarie, à Québec au Canada, pour la longitude. Cette fois, il fallait engager un tourneur professionnel. Cela supposait aussi une demande de congé sans solde. L’affaire devenait sérieuse. Cependant, Anja ne voulait pas entendre parler de manager et gérait sa carrière toute seule, ainsi que celle des autres membres du groupe qui lui faisaient entièrement confiance. Partagée entre sa colocation, sa famille, son métier et son activité artistique qui prenait indéniablement un tournant professionnel, sa vie était bien remplie et le temps pour méditer se réduisait comme peau de chagrin. Elle le ressentait dans sa manière de chanter, aux répétitions, ou dans la composition de nouvelles chansons : elle avait perdu son souffle, son énergie était vidée.
S’étant reconstitué un bon matelas d’économies, elle décida donc de partir seule en vacances vers la fin juillet, il fallait encore réserver le billet pour le Portugal afin de fixer le calendrier. Elle ferait le tour de l’Europe, visiterait le Portugal, la France, l'Allemagne. Elle ferait un saut à Amsterdam où elle connaissait quelqu’un. Et pour corser le tout, elle ne prendrait qu’un seul sac à main pour tout bagage – un grand sac à main, mais pas plus.
Aventure, culture et liberté : c’est ainsi qu’elle ferait ce voyage pendant deux mois. Il fallait puiser de nouvelles énergies, faire de nouvelles rencontres.
Prendre du bon temps.
[1] « Si voyager, c’est rechercher ; et la maison, ce qui a été trouvé, je ne m’arrête pas, je suis un chasseur »
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