05 - Macaron (chapitre 5: le jour charnière)

Vint le vingt et unième jour du mois de juillet.
Macaron était là, à sa fenêtre, digérant son cassoulet, entamant sa millième cigarette de la journée, toussant, rotant sa seconde bière, pestant après le wifi de Free : au débit insuffisant à son goût. Il portait un slip de papy gris et un simple maillot de corps blanc, tous deux immaculés, ou à peu près. Il naviguait sur son IPhone en pétant de temps à autre. Cherchant au hasard, il gouguelisait les prénoms et les noms de quelques filles qu’il désirait, pour voir si elles n’avaient pas laissé traîner quelque photographie osée de leur personne sur le web. Un de ses passe-temps favoris. Une perte intégrale de temps, surtout avec un wifi faséyant.
Pareil à l’ADSL, le vent soufflait au dehors avec une moyenne conviction, et quelques haillons obliques de pluie tombaient par intermittence, comme les branches gonflées d’un saule, sur la façade de l’immeuble voisin. La ville se délassait, prenait ses aises avec cette journée d’été typique de la région.
Le soleil se montrait par moments, écartant tel un comédien le rideau cotonneux de la scène céleste, pour voir s’il y avait du monde à la fenêtre ou au balcon.
Notre astre diurne nous préparait une jolie blague de sa façon…
Toujours bredouille au bout d’une heure de combat entre son pouce et l’écran tactile du smartphone, désœuvré, Macaron fut soudain pris d’une indigestion de son propre voyeurisme et ne chercha plus les images interdites qu’il fantasmait. Il enclencha deux ou trois applications, un peu au hasard. Il profita sur Wikipédia d’un article très intéressant sur la barge royale de Wilhelm I de Hollande, complétant sa connaissance de la période victorienne d’Amsterdam. Cela lui fit songer à la boussole magnifique qu’il avait admirée autrefois dans les vitrines du Het Sheepvaart Museum. Il se gratta la tête et l’oreille gauche qui, depuis un récent coup de soleil, avait la texture du papier. La pluie avait cessé. L’air se faisait lourd. Le vent tomba brusquement.
Macaron activa l’application « boussole » de son smartphone. Il le faisait de temps en temps, histoire de vérifier machinalement si le Nord était toujours derrière les logements de l’hôpital, ou bien pour repérer une position de coucher du soleil et établir un calendrier à la méthode ancienne. Macaron, qui n’était pas du genre à perdre le nord malgré les apparences, aimait se rassurer en contemplant l’intangible constance des choses de la science. Mais il fallait d’abord calibrer l’instrument. Il posa à plat son téléphone sur le rebord de la fenêtre, pour vérifier l’horizontale, ce qui prenait quelques minutes, et se rendit au salon pour allumer la télévision en direct sur une fin d’étape du Tour de France. Puis, se grattant romantiquement les burnes, il prit la direction des toilettes pour aller pisser. A l"instant où deux ou trois gouttes d’urine finissaient sur le rebord de la cuvette, une ampoule se mit à grésiller.
Quand il revint, il se coupa quelques tranches de saucisson aux herbes, avala deux ou trois tomates cerises, puis ouvrit la porte magique. Son visage s’éclaira soudain dans la pâleur cadavérique du frigo. Il but cinq bonnes lampées de jus d’orange directement au goulot de la brique et la reposa, délicatement, sans faire de bruit, réflexe acquis à l’époque pour ne pas éveiller les soupçons de son épouse, toujours pointilleuse sur sa ligne.
Estelle qu’il avait adorée. Estelle qu’il avait pourtant trompée sans la moindre hésitation. Estelle qui ne revenait plus du marché. Estelle partie avec les enfants vivre un autre destin parallèle. Et lui, seul dans un océan de non-retour immobile.
Macaron examina son état intérieur et se dit que c’était peut-être ça, l’état dépressif : ces périodes où l’on avance dans la vie sans plus rien en attendre. Le dés-espoir, au sens littéral du terme. Plus d’espoirs, plus d’envie, plus rien, un néant de platitude. Une plaine herbue indéfinie à travers laquelle on avance, pas après pas, dans un rythme régulier. Un horizon plat de tous côtés, quel que soit l’endroit vers lequel se porte le regard. Ni fossé, ni montagne…
Puis il songea que cela pouvait tout aussi bien être la définition du bonheur et cela l’effraya.
Apparemment, vu l’éclat soudain des voix des commentateurs, des choses se passaient dans les derniers cols de l’étape du jour de la Grande Boucle. Macaron s’apprêtait à s’allumer une cigarette, lorsqu’il entendit soudain grésiller le son du téléviseur comme un robot des années soixante, avant d’émettre un bruit blanc caractéristique. Il alla voir le poste, dans lequel il neigeait en abondance. Tentant de zapper, n’obtenant aucun résultat, il voulut éteindre le boîtier numérique mais rien n’y fit: la télécommande ne répondait plus. Quelques instants plus tard l’électricité fut coupée. Il s’en rendit compte car tous les témoins lumineux du salon s'éteignirent en même temps. Dehors, les cumulus s’amoncelaient, il faisait de plus en plus lourd.
Macaron demeurait là, debout derrière le canapé où des peluches de chats rongeaient imperturbablement les coussins, télécommande en pogne, les épaules voûtées, mal coiffé, hébété. Il se demandait soudain pourquoi cette folie électrique. Une éruption solaire, peut-être ? Dans ce cas tous les signaux électromagnétiques ne tarderaient pas à revenir à la normale. Il essaya machinalement d’enclencher tous les interrupteurs de la maison, mais aucune lampe ne s’allumait. Le téléphone ne donnait plus de tonalité - la box était éteinte.
Toute une maison paralysée parce que la box était éteinte.
Il récupéra l’escabeau dans le petit débarras-garde-manger-range-chaussures et s’installa pour inspecter les fusibles. Bien évidemment, il avait oublié la lampe. Il redescendit les marches de l’escabeau, et retourna prendre la lampe dans la boîte à bricolage portative. Mais la lampe n’avait plus beaucoup de pile. Il fallait trouver des piles.
Il y en avait bien dans le deuxième tiroir du meuble à outils, mais c’étaient des modèles rechargeables, et Macaron ne se souvenait plus du code de rangement: pile dans boîte = pile rechargée, ou bien le contraire?
Il entendit comme un crissement strident (des pneus, probablement) puis quelques coups de klaxon rageurs aboyant depuis l’avenue.
Il retourna à son balcon. Le smartphone s’était éteint tout seul. En se penchant, Macaron assista à une scène d’échange d’amabilités entre deux automobilistes prêts à en découdre, et - handicap bien connu des maris en une telle situation - accompagnés tous deux par une épouse maquillée et impatiente. Le temps était décidément à l’orage. Il se délecta du spectacle de l’engueulade urbaine.
Se demandant pourquoi diable les deux grands singes en Twingo en étaient venus à de tels éclats de voix, alors qu’il n’y avait visiblement pas de casse ni d’une part ni de l’autre, ni matérielle ni humaine, il s’aperçut que les feux de signalisation aussi étaient éteints.
Toute une ville paralysée parce qu’une box était éteinte!
Cela avait visiblement entraîné un refus de priorité de la part de l’un des deux orang-outangs. A présent chacun regagnait son véhicule.
Le vent se releva en fondu croissant et, lui aussi, se mit à grésiller, d’un sifflement métallique inhabituel. Macaron chercha de l’oreille, tâchant de démêler la part de fantaisie dans ses acouphènes et la part bien réelle, quoiqu’irréaliste, de ce son. Bientôt cependant il crut avoir la réponse: une femme athlétique pratiquant la marche nordique approchait peu à peu et l’on entendait le cliquetis de ses bâtons sur l’enrobé du trottoir. Tandis qu’elle passait dans son champ de vision, le pas léger et le rythme régulier, il admira comme il put les fesses ballantes et moulées dans un collant de marche de cette blonde sportive et sonore.
Puis les deux hémisphères de chair s’éloignèrent, le bruit des bâtons aussi.
A moins que… Mais non, il y avait autre chose. Ce vieux grésillement d’ampoule était, à coup sûr, d’autant plus présent dans les harmoniques du vent, que la coupure fut nette lorsqu’il se tut.
L’électricité revint, annoncée comme toujours en fanfare par le bip tonitruant du four électrique qui se réinitialisait.
***
Estelle était en Bretagne, dans la maison d'été partagée. Elle entretenait des massifs de fleurs et des arbustes dans le jardin, et le "bip" plaintif que le frigo envoie en dernier râle avant son extinction faute de courant, était trop ténu pour qu'elle l'entendît.
Incarnation du Buddha qui sait comme le vide peut être source de quiétude, elle ne remarqua rien.
***
Macaron se gratta à nouveau l’oreille gauche avec le petit doigt, raclant du papier de peau sèche dans un rictus grimaçant. Il ralluma le smartphone, puis s’assura que la box était bien elle aussi en train de redémarrer. Il ralluma également la télé et éteignit les lampes. Machinalement, il promena son doigt sur l’écran tactile du téléphone, passant rapidement en revue ses textos, son bloc-notes, Wikipedia, les emails. Le Wifi semblait s’être sensiblement amélioré. Puis il retomba sur l’application “boussole”, qu’il dut encore une fois recalibrer.
Il opta donc, en attendant que la technologie reprenne ses droits dans son smartphone, pour un rapide point sur le Tour de France.
Le leader de l’équipe américaine était en difficulté tandis qu’un fringant maillot blanc s’élançait joyeusement à l’assaut de la montée finale. Jules Clampion tentait bravement une échappée, mais ses poursuivants étaient à moins d’une minute. Enième pétard du panache à la française qui tomberait rapidement dans l’oubli de l’Histoire du Tour.
Cette fois, Macaron ressentit à nouveau un grésillement, mais cette fois, dans sa tête. C’est comme si celle-ci se compressait un peu soudain. Comme quand on approche une pointe de métal du point d’intersection des deux orbites du front. Debout derrière le canapé, comme toujours, il chancela presque comme s’il avait perdu temporairement tout sens de l’équilibre.
Un premier et unique éclair enflamma le ciel. Violet, puissant, tout proche, il fit un claquement de Gulliver dans l’air chargé d’électricité. Le tonnerre résonna comme une logorrhée de timbales, et la température de l’air chuta.
Il alla voir en titubant dans la cuisine, pour reprendre peu à peu ses esprits. La pointe du clocher de l’église municipale fumait. La foudre était partie de là. Ou bien était-ce l’inverse et la flèche fumante était le point d’arrivée des électrons, les étudiantes ne s’en souvenaient jamais très bien, bien qu’il eût autrefois donné la réponse à cette énigme aux Petits Bateaux de France Inter… Il y alla de son petit commentaire intérieur, se disant que c’était bien là la seule émission qui vaille la peine d’être écoutée dans cette radio de bobos.
La boussole du smartphone, dont tous les indicateurs étaient à présent au vert vif, marquait toujours le Nord derrière les logements de l’hôpital.
Le carillon de l’interphone retentit soudain, incongru et grossier, dans l’orage naissant. Macaron ne voulait pas ouvrir. Il grogna.
La pluie s’abattit cette fois pour de bon, grosse de milliers de litres d’eau, que les bétons entêtés de la ville refusèrent de boire.
Le carillon retentit une seconde fois. On insistait. Pas moyen de fumer une clope, dans ce merdier. Macaron s’assura que ses pieds étaient correctement positionnés et calés dans ses confortables charentaises, prit une grande inspiration, et entama une marche de condamné à l’allure lentement glissante de la cuisine à la porte d’entrée. Il saisit l’interphone mollement, murmura un « Allô? ».
- « Oui bonsoir monsieur Sarako, c’est madame Painvin, c’est pour savoir si vous avez aussi subi une coupure de courant ? »
Madame Painvin appréciait monsieur Sarako, un homme charmant que la vie avait miné trop vite. Il aimait rendre service et aimait qu’on le remercie. Elle se disait même qu’il rendait service pour ça. Elle songeait parfois à quelques beaux instants de jeunesse qu’elle avait connus avec son mari ou d’autres hommes, et Macaron malgré son apparence un peu brute avait un certain sex-appeal qui, sans émoustiller cette vieille fille de 50 ans passés, la laissait néanmoins songeuse certains soirs…
- Bonsoir Madame Painvin, ouais, je vous le confirme, ça s’est même coupé dans tout le quartier! ».
De son côté, Macaron se surpris soudain à concéder apprécier, malgré son allure physique improbable et les milles choses ignobles auxquelles il pensait quand il la croisait, la compagnie de cette bonne madame Painvin: toujours extrêmement courtoise et souriante. Il l’avait toujours vue déambuler, célibataire et chantante, sur le trottoir d’en-dessous. Tous les samedis vers 10h30, quand il allumait sa première cigarette après s’être levé, elle tractait son grand cabas de tissu à roulettes et se rendait au marché, pour dire bonjour aux gens et s’approvisionner en poisson et en fruits et légumes. De temps à autre, elle lui apportait des confitures qu’elle avait cuisinées en excès (veuve depuis quinze ans, elle avait subi toute sorte de malheurs qui avaient fini par décimer sa famille). Parfois, c’était un problème d’ordinateur qui la faisait sonner. Mme Painvin savait bien comment envoyer et recevoir des méls, consulter en ligne le catalogue IKEA des produits de maison et télécharger une série, faire ses comptes sur un site de banque en ligne, mais de temps à autre des problèmes de matériel la laissaient perplexe et l’amenaient à appeler à l’aide. Macaron lui prêtait alors gentiment une main secourable pour rebrancher correctement un récepteur de souris déconnecté, installer la dernière mise à jour de l’antivirus ou ajuster le ventilateur du boîtier pour en limiter le bruit.
- « J’étais en train de jouer à un jeu de canasta en ligne quand tout s’est coupé ! Mon ordinateur a fait un drôle de bruit, j’espère qu’il va redémarrer ! Evidemment, c’était la première partie en trois mois où j’avais quelques jetons d’avance… J’espère que la sauvegarde aura fonctionné…
- Vous en faites pas Mme Painvin, en ce qui concerne l’accès à Internet, ‘faut pas se faire de souci : je pense que votre box doit faire comme la mienne et se réinitialiser à l’instant où nous parlons. Tout sera bientôt rétabli ! »
La sirène municipale, après une montée en fréquence rapide glissant sur plusieurs octaves, se mit à retentir puissamment malgré l’orage. Et comme nous n’étions pas un dimanche midi, cela signifiait que toute la ville avait dû subir la coupure de courant.
- « Ah ben tiens, la sirène qui s’allume maintenant ! Y’a de l’électricité dans l’air aujourd’hui ! Merci monsieur, du coup je vais retourner chez moi… Excusez-moi de vous avoir dérangé! ».
- « Pas de souci Mme Painvin, vous savez qu’il ne faut pas hésiter ! ».
- « Merci, alors, à bientôt, monsieur, bonne fin de journée ».
Satisfait intérieurement d’avoir trouvé le courage de répondre à l’interphone, brisant ainsi sa solitude et celle d’une voisine en l’espace de quelques mots échangés, Macaron sut qu’il était cette fois enfin temps de fumer une cigarette. Il l’alluma à son balcon et, reprenant le smartphone en main, vit que la boussole était toujours active. Il la reposa en équilibre sur la balustrade, face à lui. Au risque de se faire mouiller, il se pencha légèrement vers le carrefour pour constater que les deux twingos étaient reparties sous la pluie, laissant derrière elles leurs vapeurs d’engueulade. Il se remit à l’abri, debout devant la rambarde et sa boussole électronique, tira une longue bouffée, contemplant silencieusement le bout incandescent de la cigarette en pleine combustion.
Soudain, son regard fut attiré par l’aiguille rouge de la boussole. Prise de soubresauts inhabituels, elle oscillait sur une amplitude de 180°, centrée au départ sur le Nord, mais rapidement prise d’une précession erratique. Macaron pesta une première fois : le calibrage était de nouveau perdu. Pourtant le voyant indicateur de réglage était coloré en vert vif et un smiley de jauge souriait béatement. Probablement une mise à jour, pesta-t-il une seconde fois. Il reposa la boussole en pensant que l’aiguille rouge se stabiliserait. Il n’en fut rien : celle-ci dansait la valse comme un derviche tourneur !
Une dernière taffe, puis une nouvelle clope. Il essuya les grosses gouttes de pluie tombées sur le téléphone et qui expliquaient sans doute ce dysfonctionnement. L’aiguille de la boussole commença à se stabiliser. Ses oscillations se firent plus régulières, et leur amplitude diminua. Puis elle finit par s’immobiliser… mais la tête à l’envers. Pas d’erreur, quelque chose s’était renversé. Un mauvais réglage, forcément, même si le satané smiley de l’application restait effrontément maquillé d’un grand sourire vert et moqueur. L’aiguille rouge indiquait le sud ?!?
Macaron saisit son téléphone, le secoua un peu dans tous les sens, puis, constatant que rien n’y faisait, il décida de le redémarrer. Procédure classique et mille fois répétée à chaque nouveau hoquet déprimant de cet objet de haute technologie. Une fois de plus, il perdrait le temps nécessaire à l’extinction et à l’allumage du machin récalcitrant. Autrefois, c’était plus simple, songea-t-il comme une cervelle ordinaire… Toutes les applications se réinitialisèrent, mais il y avait un problème avec le signal du réseau : celui-ci affichait zéro barre, ce qui contrastait avec le signal de bonne qualité que son fournisseur de téléphonie mobile lui garantissait d’habitude par contrat. Décidément, tout se détraquait. Baste, peu importe, le wifi fonctionnait, non plus faseyant mais solide. Il alluma la boussole, calibra, attendit le diable vert…
L’aiguille rouge indiquait toujours le sud.
Cette fois Macaron commença à douter de ce qu’il voyait. Il n’avait pourtant pas bu grand-chose, une ou deux bières seulement, sirotées en supportant l’ascension des cols par l’équipe de la Française des Jeux… La pluie diminuait. Il se demanda intérieurement s’il disposait d’une autre boussole à la maison, mais la réponse était non, il avait beau vouloir se persuader du contraire, il savait qu’il n’avait pas de vraie boussole. Après tout, c’était à ça que servaient les smartphones. Madame Painvin, peut-être ? Ou Monsieur Ménard ? Non, certainement pas. Ni madame Painvin ni monsieur Ménard n’avaient eu ni n’auraient jamais l’utilité d’une boussole… Ni encore moins Madame Lascaud.
Son ami Jouvan en aurait peut-être une ? Un chasseur-pêcheur devait bien en avoir besoin de temps en temps, non ? Il décréta que cela vaudrait peut-être la peine de lui donner un petit coup de fil. Mais, problème, le réseau affichait toujours zéro barre. Il rentra, se dirigea vers le secrétaire sur lequel était posé le téléphone fixe, bien rangé à droite au fond, surtout pas à cheval sur la partie rabattante, et, voulant composer le numéro qu’il avait affiché de sa liste de contacts, décrocha le combiné de plastique. Mais il n’y avait pas de tonalité.
Rien à faire, le mystère de la boussole restait entier. Hors de question de sortir de l’appartement pour aller en acheter une chez Décathlon. Tant pis, cela ne valait pas le coup de louper la fin de l’ascension du Grand Saint Bernard. Il procrastina, opérant un repli stratégique vers le canapé du salon.
***
Inès était à Amsterdam. Elle bouquinait tranquille du côté de Vondelpark, quand elle perçut d'abord un sifflement suraigu extrêmement ténu mais vivant; et au-delà, la clameur sourde qui résonna soudain dans les murmures de centaines de passants qui fréquentaient le parc à pied ou à vélo. Son regard se dirigea vers l'un des côtés de la route cycliste qui fait le grand tour du parc. Des gens garaient leurs bicyclette, sortaient leurs smartphones, tournaient leur regard vers le Nord Ouest. Alors elle fit de même et vit des draperies lumineuses somptueuses flotter dans le ciel, et des vols de mouettes et de goëlands complètement foldingues.
Au cours de sa contemplation, imperceptible mais présent et lancinant, un lointain concert de klaxons montait en puissance, ce qui semblait indiquer que la circulation s'était brusquement compliquée pour les automobilistes. On n'entendait plus le tramway. D'habitude on entendait surtout le son des clochettes des vélos, le tintement grumeleux de la cloche des trams, et les sirènes de la police, pas des avertisseurs énervés des voitures et des camions. Chose extrêmement rare à Amsterdam. A Amsterdam, normalement, ça tintinabule.
Et puis vinrent des F-16 de la garde néerlandaise, leurs moteurs vrombissant à toute berzingue à quelques dizaines de mètres à peine au-dessus des clochers des églises, dans un fracas apocalyptique.
***
Mais, décidément, on lui en voulait. Il était écrit qu’en ce jour funeste (pensa-t-il), rien ne lui serait épargné, tout irait de travers! Pas moyen de s’orienter, pas moyen d’insulter les coureurs qu’il jugeait dopés, pas moyen de se délecter du spectacle des centaines de guignols qui tâchent de courir en montée aussi vite que les vélos avancent, gonflés uniquement au Ricard, prétentieux et idiots, certains avec feux de Bengale, pour bien signaler où sont les cons. Pas moyen de se foutre de la gueule de l’espèce humaine, en souvenir d’Inès, bien planqué dans son salon ! L’image de la retransmission s’était figée sur une roue de moto en gros plan devant le pédalier d’un des participants en plein effort. Il tenta de zapper, pour constater non sans un certain soulagement que la plupart des autres chaînes poursuivaient leurs émissions, à part celles qui étaient en direct. Il montait la pente des numéros de chaîne comme on grimpe aux rideaux, oubliant certains programmes au passage, les zappant trop vite pour y prêter attention, ou bien quand l’image restait figée. Il ne s’attardait que sur les émissions de grand choix.
Les Anges de Marseille continuaient de se crêper les chignons qu’ils s’étaient tressés dans les cheveux, pour faire le buzz. La chaîne parlementaire rediffusait toujours ses débats en boucle. On en était à « pour ou contre l’interdiction définitive des enseignes lumineuses ? ». Victor Mathoux ici, Mimie Lanny par là... Les As de la Tapisserie, Les Diables de la Carrosserie, le tournoi de Pétanque de Palavas les Flots… tout le spectre complet des préoccupations populaires.
Soudain, un bruit sourd et puissant combiné par plusieurs moteurs à réaction envahit tout l’espace sonore de la ville de ses tonalités guerrières. Trois rafales de l’armée de l’air passaient au-dessus de la ville (chose qui ne se produisait pratiquement jamais). Cap vers la centrale nucléaire, pour autant qu’il pût en juger…
Macaron aurait bien regardé une chaîne d'info en continu, pour voir s'ils en parlent, mais rien à faire. Il songea pour un instant à s’habiller pour aller regarder les infos quelque part dans un bar, voir du monde, mais il regarda la pluie qui, après avoir un peu diminué, reprenait en intensité. Et chose curieuse, on continuait à entendre les oiseaux. Et quand on y prêtait l’oreille plus attentivement, on s’apercevait (miracle du cerveau humain), que les pépiements étaient désordonnés, stridents, inhabituels.
Une ambiance de fin du Monde.
Il fallait se changer les idées. Son regard se porta dans l’angle de la pièce où il vit sa veille guitare. Il songea en lui-même : « pourquoi ne pas faire de la musique, pour une fois ? Cette gratte au moins ne risque pas de se détraquer à cause de l’orage… Sauf qu’il y manque 2 cordes. Pas grave, je vais m’en servir de basse. Où est le médiator ? Je le coince toujours entre le si et le mi d’habitude ! » Il secoue le corps en bois de l’instrument. Il entend des toc-tocs et des flip-flaps. Pas de doute, le toc-toc est identifié : c’est le médiator. En revanche, le flip-flap est inhabituel. On agite frénétiquement cette pauvre Fender électroacoustique, l’ouïe centrale vers le bas, le médiator finit par tomber, et visiblement il y a une feuille coincée. On tire un peu, délicatement, pour ne pas trop froisser le document, mais celui-ci résiste. Alors on force et évidemment ça se déchire. Putain de bordel de merde. Mais bon, ça ira, l’ensemble reste lisible…
***
Le papier de la sécu !
Macaron médite quelques instants sur la probabilité qu’un tel document se trouve dans un endroit pareil, et ses estimations lui font peur. Cette herbe hollandaise était vraiment très bonne. Il songe soudain à Amsterdam. La ville du Nord lui manque. Winterfell aux bons potages.
Il essaie de tirer une ou deux mélodies de sa vieille compagne, mais que cela fait mal aux doigts ! Et puis les mécaniques à bain d’huile sont grippées, pas moyen d’accorder correctement l’instrument. Finalement, il réussit à s’apaiser, à se concentrer sur le jeu, il retrouve de veilles sensations oubliées. Combien de temps qu’il n’avait pas pris cette guitare dans ses bras ?
C’est décidé, il va la faire réviser dès que possible. Il en profitera pour prendre son rendez-vous avec le chirurgien.
***
Anja était dans un avion à cheval sur l'Atlantique. Son voyage, qui avait bien commencé, avait pris ensuite une tournure inquiétante: il y avait eu des secousses fréquentes, et les passagers près des hublots purent constater que l'avion serpentait entre les cumulonimbus en frôlant des zones d'orage et qu'il était en train de descendre en cercles, approximativement au-dessus des Canaries. Ses AirPods devenus brusquement silencieux, le bluetooth et le Wifi cessant de fonctionner, Anja avait alors réglé la molette de l'air conditionné à mort en sa direction, et prenait des respirations régulières. L'appareil avait purement et simplement perdu son système de navigation. Il fallait donc coûte que coûte, pour le pilote, sortir de l'orage au plus vite afin de trouver une zone avec une vue plus dégagée, qui lui indiquerait quel cap à suivre de visu. Mais un autre danger que le fait de se perdre, était celui d'avoir un accident. Presque les deux tiers de la flotte d'appareils volants navigants rencontrait le même problème: plus de radar, plus de boussole, plus de pilote automatique, juste l'altimètre et l'afficheur de vitesse, quand l'électronique aux commandes transmettait (encore) quelques données entre les instruments de mesure (comme les sondes Pitot par exemple) et les écrans LCD des tableaux de bord.
A moins de mille kilomètres de là, en vue de l'Espagne, un Boeing 777 et un DC-25 de chez Lokheed-Martin se percutèrent et s'écrasèrent 26000 pieds plus bas sur le plancher océanique, faisant un total de 569 morts et deux blessés grave.
Il y eut treize accidents aériens, tout autour du Monde, ce jour-là, faisant plus de huit mille morts cumulés. Mais le pilote de l'avion d'Anja, un français jovial et pédagogue, avait expliqué pas à pas tout ce qu'il faisait, et la plupart des passagers étaient calmes. On leur servit un petit-déjeuner tandis que l'avion approchait les côtes portugaises. Sa vitesse et son altitude avaient considérablement diminué. Après un dernier virage, il fonça tête baissée sous la couche nuageuse et vint se poser à l'aéroport Humberto Delgado, malgré des rafales de vent qui offrirent un ultime rodéo à tous les passagers présents sur ce vol. Anja souriait.
Deux heures plus tard, les lampadaires se rallumèrent au soir couchant, tandis qu'elle arpentait Lisbonne, terre d'une partie de ses ancêtres! Elle n'essaya même pas de rallumer son smartphone. Elle respira tant qu'elle put l'odeur estivale d'un soir d'orage. Son périple européen, vacances luxueuses et bohème riches de mille promesses, commençait enfin.
***
Le carillon retentit à nouveau, cette fois celui de la porte d’entrée. Il sursaute. Un réflexe inconscient l’a averti d’une sorte de menace, on veut le voir en vrai. Il songe aussitôt à Madame Painvin. Elle doit avoir voulu lui téléphoner en ayant constaté à son tour que le téléphone reste détraqué.
Macaron pose délicatement sa guitare sur le canapé (chose à ne pas faire), puis va ouvrir la porte avec une certaine inquiétude. C’est Jouvan ! Il a l’air un peu hagard et inquiet.
- Hey !!! Franck ! Qu’est-ce que tu fiches ici ?
- A ton avis ? Je reviens de la pêche dans les marais de Carentan. J’ai vu le truc le plus stupéfiant que j’ai vu de toute ma vie, putain de merde. Et ce n’est pas tout : regarde… Truc de malaaade!
Jouvan fouille dans la poche de son vieux Barbour et en sort nerveusement un petit objet métallique, une sphère ouverte de laiton. « Regarde : c’est le compas du zodiac, un cadeau de mon père. Je l’emmène toujours à la pêche, sur terre comme en mer. Regarde l’aiguille, putain ! Il se passe vraiment un truc bizarre… »
Macaron jette un œil sur l’aiguille de cette boussole marine tout en ayant deviné ce qu’il va voir. Le vernis social revient brusquement au galop : il faut savoir briller devant les copains. Il prend un air enjoué.
- Je sais, j’ai vu aussi, tout à l’heure. Viens voir mon smartphone sur la terrasse. C’est la même chose : l’aiguille est orientée approximativement vers le sud-sud ouest.
Franck Jouvan l’accompagne sur la terrasse et s’allume machinalement une clope.
- Et ça fait une heure que ça dure. T’as entendu les oiseaux aussi ?
- Oui, des cris de panique. J’ai vu le vol d’hirondelles le plus dingue que j’aie jamais contemplé en mois de juillet. J’te jure, totalement erratique ! Et des cris… incroyables, on aurait dit un immense signal de détresse. J’ai suivi quelques individus dans le nuage : ils tournaient en rond à une cadence de moustiques, en décrochant tout le temps. Le nuage était comme un gigantesque ectoplasme ; ah on se serait cru dans un film de science-fiction putain ! mais ce n’est pas le plus ouf'…
Macaron continua le petit jeu du « je sais, il y a pire ».
- Ouais, la TV est à moitié détraquée et il y a eu un orage magnétique. Et surtout il y a trois Rafale qui sont partis patrouiller au-dessus de la centrale nucléaire, c’est ça ?
- Non, enfin, ouais, OK, c’est vrai que je les ai vus aussi, mais ce n’est pas ça : il y a eu une gigantesque et magnifique aurore boréale en plein jour! D’abord j’ai cru que c’était un arc-en-ciel parce qu’elle irradiait plusieurs couleurs. Mais ensuite, pas de doute : de gigantesques draperies, suffisamment lumineuses pour je puisse la filmer. Regarde :
- C'est très beau et en même temps un peu dangereux. Les aurores polaires sont des tempêtes électromagnétiques de particules radioactives crachées par le Soleil. Nous ne devons qu'au bouclier magnétique de notre planète d'en être protégés. Si la Terre n'avait pas un noyau métallique solide entouré de métal liquide, point de champ magnétique. et sans champ magnétique, pas de protection contre les mauvaises ondes du Soleil. Chaque couleur correspond à une longueur d'onde, chaque longueur d'ondes, à une particule précise. Vas-y, redonne-voir ta photo!
- Tiens... Non, attends, je te la recadre pour zoomer autant que possible... Tiens, voilà.
- Merci. Elle est magnifique cette photo. Les couleurs sont superbes et très diverses... mais...
- Mais.?.
-Bah c'est pas forcément bon signe. Le bombardement de particules a été intense. C'est très rare à nos latitudes.
Macaron resta pensif un moment. Il mit fin à la conversation par une suggestion diplomatique: "tu devrais l'envoyer à Espace Magazine!".
- Tu crois que ça a un lien avec le détraquage des boussoles?
-... Fo voir, quoi... Je dois y réfléchir.
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Les chaînes d'info en continu reprirent vie soudain, et Macaron constata qu'elle faisaient toutes de l'anomalie des boussoles et des coupures d'électricité leurs titres phares sur les bandeaux d'info non-stop.
Ainsi vint France Info, et puis vint BFM, et puis vint C dans l'Air et puis vint le PetitQ. Et puis vinrent CNews d'abord, Fox News ensuite. Et dans le même temps, vinrent Youtube, Snapchat, Instagram, WhatsApp, X, RealdBird, TikTok, Twitch, Facebook, Pronote et Google qui bruissaient eux aussi d'un grésillement de messages et de podcasts les plus élaborés et les plus contradictoires jamais connu jusque là sur les réseaux sociaux... Et les serveurs tombèrent tous en rade, comme ça, d'un coup, paf! Plus de réseaux sociaux. Finis, les putains de réseaux sociaux. Les gens allaient de nouveau devoir lire, et devoir se parler.
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