06 - Macaron (chapitre 6: l'Astre du jour)
C'est ainsi que la rediffusion télévisée d'une ancienne émission spéciale de la chaîne Discovery rappelle, spéculant sur une hypothétique fin du Monde à venir, et les 10 meilleures façons qu'aurait l'Univers pour y parvenir, que dans la nuit du 28 au 29 août 1859, à Greenwich, dans la banlieue de Londres, Josiah Latimer Clark s'apprêtait à interrompre son expérience pour la nuit et, déjà, alors qu'il n'avait pas encore séparé les ponts de tissu imbibé reliant les composés chimiques de sa pile, il actionna l'interrupteur de la lampe-témoin qu'il s'était bricolée sur un modèle emprunté à un illustre collègue français de Cherbourg, Théodose du Moncel, pour couper la lumière artificielle. Puis il étint les quelques bougies de secours fumeuses qui avaient presqu'entièrement fondu sur le bronze d'un vieux chandelier victorien.
C'est alors qu'il s'aperçut avec stupeur, jusque sur les murs crème intérieurs de son laboratoire, que la nuit était enluminée de draperies pastel et luminescentes, animées de mouvements fantômes, irradiant doucement un gigantesque flux d'énergie colorée et envoûtante.
Il prit sa paire de jumelles et s'approcha de la fenêtre donnant à l'ouest pour mieux contempler le spectacle, tournant le dos à sa pile qui choisit ce moment pour commencer à grésiller, presque imperceptiblement (au début).
Quand Josiah se sentit soudain alerté par une odeur suspecte, il comprit également que le microscopique grésillement s'était, pendant qu'il admirait les aurores boréales sous le ciel urbain limpide de cette fin d'été venteuse, muté en un bourdonnement sifflant et grandissant.
Il se retourna brusquement...
... et ne put que constater que les deux ponts de tissu avaient pris feu, en ajoutant à l'atmosphère nappée une coloration orange vif qui lui éblouissait les yeux.
Le feu gagna rapidement le reste du laboratoire et Josiah eut juste le temps de sortir précipitamment, de réveiller son épouse et son enfant, et de quitter les lieux avec sa famille sous les bras, avant qu'un drame n'arrive. Heureusement, le bon vieux Buck (chien de famille) survécut aussi à l'incendie.
Josiah voulut télégraphier l'incroyable expérience électrique dont il avait été le témoin involontaire à Théodose du Moncel, mais il ne put pas: plusieurs télégraphistes étaient morts électrocutés, cette nuit-là, à cause des courants électriques induits dans le sol et dans le réseau.
Théodose du Moncel, quant à lui, dormit sous un ciel nuageux et, dans son sommeil, ne perçut pas le moindre grésillement dans l'atmosphère; pourtant le dessus des nuages qui surplombait la grande anse de Cherbourg se drapait de violets, de verts et de jaunes à mesure que les protons du Soleil oxydaient les molécules de gaz présentes dans l'atmosphère... Le Pôle Nord magnétique oscilla de plus de soixante degrés de latitude cette nuit-là, avant de revenir à sa place en quelques semaines, après un second sursaut solaire le 2 septembre, ce qui compliqua grandement les liaisons transatlantiques et les communications télégraphiques pendant quelque temps.
Deux ans après que leur vieux cottage rénové, demeure familiale en bordure de Greenwich, où l'inventeur avait installé son laboratoire, fut réduit en cendres, Josiah Latimer Clark et son épouse Margaret Helen divorçaient.
Et deux ans après, reprenant ses travaux électriques à zéro, Josiah déposait le brevet de la pile dont le principe porte désormais son nom: "la pile Clark".
***
- "Eh oui Jamy! Ce spectacle est fascinant, on dirait des rideaux qui s'agitent dans le vent. Mais il fait très froid aussi! C'est normal en Islande et en hiver, on est proche du pôle Nord! Mais dis-moi, pourquoi on doit venir jusqu'en Islande pour voir des aurores boréales? Est-ce que c'est parce qu'elles sont causées par des températures très froides?
- Pas du tout Sabine. Laisse-moi t'expliquer."
Et là, Jamy, à l'intérieur de son camion, s'approche d'une grosse boule jaune en carton-pâte qui a été confectionnée par ses assistants pour représenter le Soleil.
- "le Soleil est une étoile. Et contrairement à ce qu'on pourrait croire, c'est une boule de gaz, il ne contient pas de matière liquide ou solide. Ce n'est pas de la lave. En son centre les températures peuvent atteindre plusieurs milliers de degrés. De temps en temps, ça bouillonne trop, et une partie des gaz chauds sont éjectés suite à des surpressions, envoyant avec eux d'immenses quantités de particules élémentaires de matière , ainsi que du rayonnement, dans l'espace!"
Des petites billes colorées se déplaçant sur un fond noir servent de support visuel à l'animation. Sabine: "Oooh mais alors ça doit être dangereux, non? Qu'est-ce qui se passe quand tout ça arrive sur Terre? On ne risque pas de se brûler?"
Jamy s'approche alors d'une autre boule bleue de carton pâte, plus petite, qui représente la Terre. Un petit sifflement de pipeau retentit et un assemblage de lignes de fil de fer rouges apparaît et englobe la maquette de la Terre. "Non, on ne risque pas de se brûler, grâce au champ magnétique terrestre! Comme l'intérieur de notre planète est constitué de plusieurs couches de métal liquide qui se tournent les unes autour des autres, cela génère un courant électrique ainsi qu'un champ magnétique induit. C'est ce que les physiciens et les astronomes appellent le "bouclier magnétique terrestre". Quand le vent solaire s'approche de ces lignes rouges, alors toutes les particules et tous les rayons mortels sont déviés vers les pôles. Et c'est pour cela qu'on voit les aurores boréales près du Pôle Nord!"
Un reportage s'enchaîne commenté par la petite voix, expliquant plus en détail comment fonctionne le champ magnétique terrestre, comment les tempêtes magnétiques provoquent les aurores (une histoire d'atomes ionisés), et faisant le récit de quelques aurores spectaculaires vues à des latitudes inhabituelles.
***
Le 28 août 1859, vers 14h heure locale, sur la côte ouest de l'Amérique, le fort esseulé docteur Chris Mitchell (quarantenaire, médecin-chercheur et célibataire), de l'Université privée de Californie tout juste naissante, résidant sur les collines encore presque vierges de San Rafael, avait un grand besoin de se détendre après cette saison médicale marquée par un travail intense et un mois d'août particulièrement stressant. C'était son premier dimanche de repos depuis trois semaines.
Après avoir déjeuné frugalement et bu quelques verres d'absinthe, il décida de prendre sa jument pour se rendre à la plage, y attendre de regarder se coucher le Soleil, et, dans un élan d'exhibitionnisme, saluer le crépuscule par un corps nu et libéré du poids habituel des conventions sociales. Ensuite, il attendrait la venue de la première étoile avant de rentrer.
D'ici là, il patienterait en fumant quelques bouffées de tabac, en bouquinant, tout en avalant sec quelques gorgées de brandy resté au frais dans une petite gourde de cuir, composant des poèmes, s'ennuyant pour mieux méditer, puis en se relaxant, se caressant, se mignotant, en rêvant de corps féminins fantasmés...
Il connaissait une plage au nord de la baie de San Francisco, la plage de Kehohe qui présentait quelques abris sûrs pour le nudiste solitaire qu'il était, alors il s'y rendit, bien que la route fût assez longue et se comptât en dizaines de kilomètres: jamais effrayé par une sortie équestre (c'était son mode de vie) son corps sec et musclé avait fière allure, une fois juché sur la selle. Il laissa sa jument attachée à la longe dans un pré à bonne distance, et termina sa promenade à pied. Il trouva assez vite l'emplacement idéal, en retrait, à l'abri des regards derrière quelques petites dunes, sûr de sa quasi solitude malgré un soleil éclatant et un ciel d'une limpidité de bleu inégalée.
Il ôta ses vêtements fins et ses bottines, défit son léger paquetage, déploya une nappe de soie et s'étendit nu, face au ciel. S'allumant une pipe, il se prit à méditer sur le calme du Monde. C'était décidé, il allait se faire du bien sous le soleil à peine déclinant, bien tout seul dans le vent, bien tout seul dans un ailleurs qu'il s'était déniché rien que pour lui.
Mais alors qu'il mobilisait ses premières pensées sexuelles, un léger sifflement vint perturber son sens de l'ouïe, jusque là peu occupé (il n'y avait guère de vent, les insectes qui papillonnaient autour de lui étaient trop petits pour émettre le moindre bruit, et rares étaient les cris des mouettes et des fous-de-bassant qui traversaient, de temps à autre, son champ de vision comme son champ sonore). Le sifflement sembla affecter les oiseaux dont on entendit soudain les cris affolés et dont le vol se fit plus erratique.
Alors le docteur Mitchell se leva pour mieux appréhender l'entièreté du phénomène, car c'étaient soudain de gigantesques nuages d'oiseaux qui évoluaient en altitude, ectoplasmes de milliers d'individus liés par une sorte de colle élastique, et qui dessinaient une diversité animée d'ovales organiques!
Ainsi se tenait-il tout nu dans le Soleil et dans une très légère brise d'ouest, quand il s'aperçut qu'à quelques yards de lui se tenaient deux hommes torse-nus, partageant un rire qui lui sembla instinctivement malsain. Il se recroquevilla aussitôt, ses jambes accroupies et son derrière pointant pile vers le soleil, avant, lentement, de se redresser jusqu'au point de pouvoir regarder sans être vu.
Il y avait, pour autant qu'il pût en juger, une grande différence d'âge entre les deux compagnons. L'un pouvait clairement être le père de l'autre. Le jeune homme était un grand éphèbe maigre et dégingandé, aux longs cheveux noirs. L'homme d'âge mûr, qui s'était déjà immergé de moitié dans l'océan Pacifique, invitait le jeune, réticent, à le rejoindre dans l'eau: "... mais si, tu vas voir, elle est fraîche mais on s'y fait vite! Après tu peux faire la planche, c'est le pied pour regarder les oiseaux! Viens voir! Ah, tiens, bordel, je me demande ce que c'est que toutes ces lumières "! Il pointa du doigt vers le ciel. Le docteur Mitchell dut se recroqueviller prestement à nouveau sur lui-même. Puis il se retourna dans la direction qu'indiquait le baigneur. il crut d'abord à un gigantesque incendie, sur quelque hauteur, dans l'arrière-pays. Puis il comprit soudain et se prit à admirer l'un des phénomènes naturels les plus fascinants pour l'homme: une aurore polaire. Le champ magnétique de la Terre n'était pas encore tout à fait expliqué en cette époque, non plus que la physique des particules solaires, et donc bien que de profession scientifique, il ne songea pas en lui-même que tout ça, c'était juste des photons et des protons capturés dans l'aimant mondial. Il ne faisait pas le lien avec les tempêtes solaires. Il ne savait pas que toutes ces particules sont radioactives. Il admirait les gigantesques et subtiles évolutions du phénomène en goûtant le plaisir des mille et une couleurs surnaturelles qui miroitaient dans le ciel. Dans le ciel très ensoleillé et sans nuage de cet après-midi, l'aurore réussissait malgré tout à percer la lumière du jour dans un enchaînement permanent de teintes rouges, bleues, violettes, vertes... insoupçonnées.
Le vol des ectoplasmes d'oiseaux reprit de plus belle, dans des concerts de cris désordonnés qui se superposaient à nouveau à un sifflement suraigu, et l'attention du Dr Mitchell fut détournée quelques poignées de secondes jusqu'à ce que, brusquement, tout s'arrête: le sifflement ne fut plus qu'un acouphène fantomatique et de plus en plus lointain, les cris cessèrent, remplacés par de petits coassements apaisés, chaque famille d'oiseau reprit brusquement sa routine (atterrir sur la plage, picorer les coquillages sauvages échoués par ici, ou bien se poser pour se prélasser dans l'eau de mer, ou encore reprendre sa route vers le Sud...).
Quand le docteur Mitchell reprit conscience à soi, il s'aperçut qu'il était resté debout un bon moment, à moitié visible du couple étrange, qu'il n'entendait plus. Il s'accroupit à nouveau et son regard se faufila vers le lieu de la baignade. L'homme mûr nageait seul et réalisait son programme: faire la planche pour regarder le ciel, même si celui-ci s'était vidé de tous les phénomènes étranges dont il avait fait l'objet . Le jeune homme avait disparu.
Tout était calme. Le baigneur d'âge mur semblait murmurer quelque chose, on aurait dit une litanie. Tout d'abord étonné de la subite disparition du jeune homme efféminé qu'on n'apercevait nulle part d'un côté comme de l'autre, et qui n'était pas non plus dans l'eau manifestement (à moins qu'il eût coulé?), Chris Mitchell finit par se lasser et retourner à son bouquin. Le temps passa et le soleil commença à décliner pour de bon. On entendait, très au loin, des sirènes de steamers qui déchiraient la quiétude de ce soir de fin d'été en approchant la baie de San Francisco. Leur nombre semblait très inhabituel. Chris, comme il se l'était promis, attendit le bouquet final des lumières du crépuscule. Au Soleil devenu rouge, il jeta un dernier coup d’œil en direction du baigneur, mais la zone était déserte. Le ressac de la marée haute poursuivait inlassablement sa petite lutte contre le sable et les coquillages. Plus de couple d'hommes, l'un, jeune, et l'autre, au moins deux fois plus âgé. Qui étaient-ils? Père et fils? Amants? Rencontre d'un soir? Où était passé le môme?
Peu importait, finalement. Probablement qu'il ne saurait jamais le fin mot de l'histoire, comme c'est souvent le cas dans ce genre de rencontre éphémère. On partage un bout de terre, on partage un bout de temps, en ignorant tout l'un de l'autre... et c'est très bien comme ça. Il prit en main son pénis et, d'un lent va-et-vient qui ne cherchait pas la jouissance, qui se voulait plutôt caresse, il se fit doucement du bien en regardant se coucher l'astre du jour.
Puis, sans avoir joui, il se rallongea et comme il se l'était promis, attendit la première étoile. Il se fit la réflexion qu'un ciel aussi limpide était surnaturel. Le crépuscule avançait et la mer se parait d'un bleu sombre. La Lune ne s'était pas encore levée et le ciel bleu, au-dessus du visage de Chris, prenait seconde après seconde une teinte plus foncée. Il lui sembla apercevoir de très légers voiles blancs diaphanes traverser le ciel à toute allure, il pensa que c'était de la vapeur d'eau et que le ciel n'était pas parfaitement limpide avant de comprendre que ce qu'il voyait faire des vaguelettes dans le ciel, c'étaient les imperfections de son propre regard, des images fantômes. De toute façon, la première apparition d'étoile trancherait définitivement la question. Si celle-ci se montrait floue et chancelante, apparaissant puis disparaissant, il y avait des chances pour que cela soit dû à quelques filaments de nuages fins. Si celle-ci ne variait pas dans son éclat, alors point de vapeur d'eau cachée traversant le ciel. Et si en plus elle ne scintillait pas, alors la netteté du ciel limpide se confirmerait grâce à une planète.
Il finit par trouver le temps long, se faisant soudain la réflexion qu'aucune planète, justement, n'était visible, ce qui devait signifier que Vénus et Mercure se cachaient quelque part dans le Soleil, que Saturne et Jupiter se lèveraient plus tard dans la nuit, et que Mars était à son apogée... Il ne voyait pas d'autre explication à cette absence d'astre en ce stade avancé de la fin du jour. Et Véga, sacrebleu, où était-elle? Et pourquoi ne voyait-on pas, déjà, Antarès du Scorpion?
Il lui fallut attendre ce qui lui sembla une petite éternité pour enfin voir s'allumer un point rouge au-dessus de l'horizon ouest. Qui ne scintillait pas. Il en vint rapidement à la conclusion que ce devait être Mars. Le spectacle allait commencer, mais il l'admirerait à cheval, et c'est pourquoi, sentant le manque de l'absinthe, il rentra aussi vite qu'il put à la maison. Tout en galopant bon train en admirant le spectacle du triangle d'été et du Scorpion qui s'étaient enfin révélés, il fut croisé par une diligence noire tirée par six chevaux fougueux, qui disparut vite dans la nuit et le silence.
Le lendemain au réveil, il lui sembla se souvenir qu'à l'avant de la diligence était un conducteur voilé et encapuchonné de noir portant quelque part sur son poitrail le symbole d'une faux, ce qui était débile. Réalité ou cauchemar?
Le surlendemain, de nombreuses baleines et de nombreux orques furent retrouvés échoués sur une plage californienne, ce qui fit les gros titres de toute la presse locale.
Le 1er septembre, un astronome anglais nommé Richard CARRINGTON, qui observait le soleil, put observer à sa surface une proportion anormalement élevée de taches solaires. A 11h18, il nota un éclair très intense qui donnait le signal de départ d'une nouvelle éruption violente. Cette seconde éruption toucha la Terre dix-sept heures plus tard et illumina tout le ciel nocturne de l'hémisphère Nord. On rapporte qu'on pouvait lire un journal en pleine nuit rien qu'à la lumière aurorale, jusqu'à des latitudes proches de l'équateur.
Deux semaines plus tard, Chris Mitchell lut dans son journal quotidien qu'on enquêtait sur la disparition d'un adolescent vu pour la dernière fois dans un saloon de la côte en compagnie d'un homme plus âgé, disparition signalée par la mère du jeune homme le matin du 29, et qu'on promettait une récompense pour tout renseignement ou indice permettant de faire avancer l'enquête.
Le docteur Mitchell alla donc témoigner, et c'est sur ses indications que l'on emprisonna l'homme d'âge mur, un certain Dwayne Philips, qui fut inculpé du meurtre d'un jeune prostitué de 17 ans dont le corps fut retrouvé en partie décomposé dans la laisse de mer, à marée basse. Au tribunal, Philips, qui tint à s'exprimer pour plaider coupable et implorer le pardon, parla d'un clic mystérieux qui se serait produit dans sa tête après avoir vu l'aurore boréale et qu'il fut soudain pris d'une folle envie de meurtre alors que le garçon se résignait enfin à se baigner. Il fut pendu haut et court.
Le docteur Mitchell ne fut jamais inquiété par la justice, qui crut à son témoignage, et ne le poursuivit ni pour dépravation, ni pour manque d'assistance à un concitoyen. Mais cette incroyable "journée de l'aurore" le hanta toute sa vie durant et l'amena à arrêter de boire.
Il finit sa carrière en Inde, dans des petits villages, au service de la population locale...
Il y a encore aujourd'hui une école Dr MITCHELL quelque part dans la banlieue ouest de Bombay.
***
Une autre tempête solaire célèbre se déroula plus d'un siècle plus tard, en 1972, provoquant de nombreuses pannes de réseaux électriques et de communications dans toute l'Amérique du Nord et au-delà. Une chute de puissance de 120 mégawatts fut encaissée par le barrage hydroélectrique de la Manitoba, dans l’État du Minnesota, en quelques minutes. Comme si on éteignait soudain une centrale électrique! Et ce n'est qu'un exemple.
Un satellite orbital de l’US Air Force dont la mission était la surveillance d’éventuelles explosions nucléaires au sol, enregistra un pic de protons.
Les panneaux solaires d'un autre satellite, un satellite de télécommunication Intelsat IV F-2, perdirent 5% de leurs capacités suite à l'éruption solaire, vieillis de deux ans en l'espace de quelques instants par les bombardements de particules alpha.
Mais ce que les Etats-Unis ont eu davantage de mal à avouer, c'est que plus de 11 000 mines magnétiques ont été larguées dans le golfe du Tonkin et à l'embouchure des gros fleuves vietnamiens entre mai 1972 et janvier 1973. On redoute alors d'éventuelles présences de sous-marins soviétiques, prêtés comme matériel militaire à l'armée du Vietcong.
C'est là, le soir du 4 août 1972, que nous retrouvons quelqu'un qui est loin d'être étranger à l'histoire. Ce quelqu'un, qui n'est autre que le grand-père d'Anja, est le jeune sergent Alessandro Da Silva, depuis un an dans le merdier, second d'une escouade d'une dizaine d'hommes commandée par le lieutenant Herbert Krupke; ils sont juste là, prenez une carte du Vietnam et une boussole, ou alors une appli de localisation quelconque, tapez "Hai Phong", zoomez sur le delta du fleuve rouge et son embouchure droite tournée vers le sud... Il y a un petit bled marécageux faisant vaguement office de port de plaisance, dont les quelques baraques dépassent à peine de ce paysage de bosquets, de palmiers et de roseaux: Ben Luu Khué. Un unique ponton de bois s'avance vers les eaux d'un des bras du delta, auquel sont attachés deux petits zodiacs de l'US Army. Le groupe d'arrière-garde du lieutenant Krukpe et du sergent Da Silva a pour mission de patrouiller le long de la côte car des "opérations fluviales" sont en cours. Pour l'instant, ils ne savent rien de plus.
Imaginons un magnifique coucher de soleil entre de gigantesques roseaux ponctués de quelques palmiers épars, le These boots are made for walking de Nancy Sinatra occupe l'espace sonore, tandis que se détachent en ombres chinoises les silhouettes nonchalantes des hommes de l'escouade, qui se suivent chacun à bonne distance de l'autre (comme c'est la règle afin de limiter les pertes en cas d'explosion d'une mine, d'une grenade ou d'une bombe de mortier).
Un vétéran de cette escouade raconte: "on entendait le bruit de quelques hélicoptères et aussi de deux destroyers américains qui patrouillaient dans la branche principale de l'embouchure du delta. Les cris d'oiseaux s'étaient faits plus rares ici aux derniers temps, surtout depuis le bombardement de Haïphong par les B52 américains, au printemps, il y avait quoi... trois mois?
Une cigarette dans le bec, peu de temps après la nuit tombée, le soldat de 1ère classe Siegmund, originaire de l'Oregon, celui qui porte le bazooka, s'était rapproché du sous-officier Da Silva pour se plaindre de la tourbière dans laquelle lui et ses petits camarades faisaient des allers-retours d'un peu plus d'un kilomètre depuis le début de la journée. Siegmund avait la voix de Daniel Russo. "Bordel sergent, ce putain de bourbier, ça fait trois fois que je me plante dans un trou de vase, j'ai de la boue plein les bottes, j'ai l'impression de peser deux cent putains de kilos sans compter le barda et le bazouk! Vous pouvez nous dire à quoi elles servent ces patrouilles à la con? On serait pas mieux au campement avec deux gars postés un peu plus loin avec une bonne paire de jumelles? Et quand est-ce qu'on dort?
- La ferme Siegmund, tu jactes trop. Tout le monde en a plein les bottes. On a pour ordre de rentrer au campement pour 23h30, alors on y est presque. Il t'a servi à quoi ton entraînement de marine, hein?
- Oh fait chier avec ça, toujours la même rengaine. Il m'a servi à me faire enculer jusqu'au trognon par la mère patrie, mon entraînement de marine!, et me voilà comme un con patrouillant de nuit dans un bled pourri jusqu'[...]." Le première classe Siegmund n'eut pas le temps d'achever sa phrase, car trois gros hélicoptères transporteurs de troupes passèrent brusquement en vrombissant dans un fracas épouvantable en direction du nord-est, juste à peine à quelques mètres au-dessus d'eux. Peu de temps après, le lieutenant Krupke appella Da Silva d'un sifflement discret mais impératif, en lui faisant comprendre qu'il y avait une urgence. Les gars passèrent le mot pour qu'il rapplique au trot. Alessandro Da Silva mit la main sur la tête de son casque, prit une taffe à Siegmund, lui fit un clin d’œil en disant: "le devoir m'appelle mon pote. Mais ces hélicos, ça ne me dit rien de bon!" et il partit en courant vers l'avant du peloton.
A peine trente secondes plus tard, le sergent était arrivé à hauteur du lieutenant. Après un signal d'arrêt à l'ensemble de l'escouade, celui-ci n'y alla pas par quatre chemins: "Bon, Da Silva, mauvaise nouvelle. J'ai eu Drake au radiotéléphone. Des troupes combinées des armées Vietcong et cambodgiennes, plusieurs milliers d'hommes en tout, ont été repérées par nos espions plus haut sur le fleuve, dans diverses embarcations, fonçant à vive allure vers le sud, c'est à dire vers nous. Leur objectif est sûrement de reprendre Haïphong... En tout cas les ordres ont changé: c'est sur notre bras de rivière qu'il faut patrouiller et faire barrage à toute tentative d'infiltration par bateaux. On a deux heures pour se préparer avant qu'ils ne se pointent. Les hélicos qui nous ont survolés ont pour mission de transporter des troupes plus en amont du fleuve pour former un premier groupe de résistance et commander l'appui aérien.
- Quelque part tant mieux lieutenant, même si ça fait chier de se retrouver à nouveau en plein merdier. Mais les gars en ont ras le casque de faire des allers et retours dans ce putain de marécage!
- Tant mieux, c'est vite dit Da Silva. On sait pas ce qu'on va voir se pointer et d'autant moins que c'est une nuit sans lune. Je le sens pas. Les russes ont filé plein de matos aux cambodgiens, et les cambodgiens se sont joints à l'ennemi. On connaît pas leur puissance de feu. Le colonel Drake était très nerveux au téléphone... Enfin bref, et puis merde on ne tient pas à douze dans les deux barcasses qui nous restent! Il va falloir qu'un groupe reste à terre avec les mitrailleuses et le bazooka... Il s'interrompit pour réfléchir, le poing collé contre sa bouche serrée. Puis il releva la tête: "Bon, toi et Siegmund, prenez trois gars avec vous, le reste viendra avec moi dans les hors-bords.
- OK a vos ordres mon lieutenant!".
Nous ne pousserons pas plus loin le récit détaillé de cette histoire, parce que ce long chapitre s'étire et qu'il est loin d'être terminé, alors nous ne creuserons pas davantage les personnages, que nous laissons aux futurs bons soins de quelque scénariste hollywoodien; voici néanmoins, pour ne pas se quitter comme des bêtes, une petite chronologie des évènements notables de la nuit:
> vers minuit, l'escouade de surveillance était en place depuis on bon petit moment déjà tout en profitant d'un bivouac confortable, proche de leur campement, quand des cris d'oiseaux désordonnés retentirent un peu partout au loin, vers le Nord. Nos hommes en déduirent que les viets arrivaient.
> de fait, peu de temps après, des explosions retentirent, assez lointaines, quelques kilomètres, depuis divers bras du Delta. Une nuée désordonnée et bruyante de petits oiseaux (capucins, étourneaux, mésanges...) se rua vers l'est.
> vers minuit un quart, le lieutenant Krupke reçut l'ordre d'avancer en zodiac dans le bras de fleuve, vers l'amont c'est à dire vers le Nord. Il laissait sur place le sergent Da Silva (chef de groupe), le 1ère classe Siegmund (bazooka), le 1ère classe Gahan (mitrailleuse lourde), et les soldats de 2e classe Smith et Gore. Un hélico allait descendre les chercher, afin qu'ils servent de force mobile d'appui en cas de nécessité, plus haut sur le fleuve.
> vers minuit trente, Gahan entendit distinctement une explosion de mortier à quelques centaines de mètres en amont du bras de fleuve suivie de hurlements indistincts. Il n'eut pas le temps d'en parler à ses camarades de combat car l'hélico (un Iroquois de chez Bell) arrivait et il fallait embarquer dare-dare.
> vers minuit trente-cinq, le lieutenant Krupke mourait noyé dans un petit bras du Fleuve Rouge, après avoir subi de multiples blessures dans l'explosion de son hord-bord. Trois autres soldats périrent. L'autre canot rebroussait chemin. Le ciel était rouge vif, comme si une partie de la jungle s'était embrasée derrière les montagnes.
> vers minuit quarante, l'hélico survolait le lieu du drame et, peu de temps après, sans s'apercevoir que le ciel avait changé de couleur et opté pour un vert fantômatique, Gahan canardait instinctivement en contrebas avec sa mitrailleuse montée sur un côté de la cabine. Il abattit tout un peloton d'artilleurs cambodgiens et fit exploser un mortier et ses munitions.
> vers minuit quarante-cinq, le colonel Drake appela l'hélico et demanda à parler à Da Silva. "Sergent, mon garçon, à ce que j'ai compris, c'est vous le plus gradé de l'escouade à présent. Alors ouvrez vos esgourdes et obéissez sans poser de question: ordre de repli immédiat! Les viets ont attaqué l'aérodrome. Ils sont sortis de nulle part mais ils sont là. On pense que les troupes fluviales sont là pour faire diversion. L'hélico doit impérativement traverser la baie direction sud-ouest et débarquer votre groupe pour un renfort à la 2ème unité d'infanterie qui défend actuellement l'aérodrome. Bien compris?"
L'hélicoptère fit volte-face, pencha son nez vers l'avant et, plein gaz, prit brusquement de la vitesse, direction l'aérodrome.
C'est alors, et alors seulement, que Da Silva réalisa que les couleurs du ciel n'étaient pas normales. Après du rouge, du vert, voilà que des draperies jaunes de plus en plus marquées dansaient comme les voilures du bordel de Saïgon dans le ciel de la baie du Tonkin. Et ce qui devait arriver, arriva.
Peu de temps après, alors que l'hélicoptère, qui volait au ras de l'eau, traversait l'embouchure principale du Fleuve Rouge, filant à toute vitesse, comme tant d'autres transportant tant d'autres renforts, tous furent pris soudain sous un déluge de feu et d'eau. Les mines sous-marines électromagnétiques installées en grand nombre par l'US Navy s'étaient mises à exploser l'une après l'autre sous l'impulsion de la tempête solaire, formant de fantastiques gerbes de feu et d'eau mélangés qui éclosaient comme des champignons de fleuve tout autour de l'hélico. Hélico dont le pilote ne s'aperçut pas que tout le système de guidage électronique était planté suite aux perturbations électromagnétiques, et qui ne vola pas dans la bonne direction.
> vers minuit cinquante-cinq, l'hélicoptère Bell UH1 Huey "IROQUOIS" avec à son bord un pilote et cinq soldats dont un sous-officier, sombrait après avoir percuté la coque du destroyer USS Maddox en baie de Haïphong.
Vers minuit cinquante-six, un soldat torse-nu et sans casque, d'ascendance portugaise, qui portait un collier auquel étaient accrochées ses plaques militaires, arborant le beau tatouage d'un phénix, refaisait surface, crachait de l'eau en toussant, puis hurlait de terreur après ce qui venait de se passer. Au-dessus de lui, les canons de l'USS Maddox, qui n'avaient pas été endommagés dans le choc, vu l'urgence et sans se soucier des victimes potentielles du crash qui avait juste effleuré la coque, crachaient leurs obus de feu en direction des positions terrestres de l'armée Vietcong dans une lumière violette de fin du Monde.
Mais Alessandro eut de la chance. Il finit par être repéré par un jeune mousse qui s'était posté à la poupe, et, deux heures après, de gros bandages sur chacun des deux bras et un plâtre tout au long de la jambe gauche, plus quelques pansements sur le visage, il s'asseyait, choqué mais vivant, sur le bord du lit médical du cabinet du chirurgien de bord.
"Pas moyen de faire des radios, la machine a cessé de fonctionné sans crier gare il y a trois ou quatre heures, alors je vous ai rafistolé au jugé, comme j'ai pu. Normalement, j'ai réduit toutes les fractures majeures et vous avez une dose de cheval en termes de tranquillisants. Mais si vous ressentez une douleur trop forte la nuit prochaine, n'hésitez pas."
Depuis, chaque nuit, Alessandro Da Silva ressentit la douleur, la douleur que ressentent tous ceux qui s'en reviennent de la guerre. Celle de la mort absurde et injuste qui vous épargne pour un rien et vous prend tous vos potes, celle de celui qui a survécu et se sent coupable et redevable jusqu'à la tristesse. Chaque nuit la douleur, et à jamais des tranquillisants. Et puis deux enfants, et une petite fille prénommée Anja qui deviendra star du rock. Un divorce, une mélancolie irrépressible qui finit par lui faire perdre toute sa famille de vue. Et puis plus rien, plus rien que deux ou trois tableaux qu'il a vendus à une foire aux croûtes du New Jersey, dont l'un d'eux alla à une photographe célèbre qui s'en inspira pour une campagne de lutte contre la pauvreté. Il mourut tout seul, un matin d'octobre, avec dans les yeux les grandes draperies colorées du ciel qui lui revinrent en un ultime flash au moment du trépas.
***
Macaron relisait ses poèmes, dont l’un, écrit pour Inès au crépuscule de leur amour :
Après la tempête
Placé sous la fenêtre d'une modeste maison,
Un petit banc de bois que l'on devrait repeindre
Sous un ciel sans nuage orné du bel Orion:
C'est là que mes pensées cherchent à vous atteindre...
Les branches du figuier lacèrent l'horizon
Comme les traînées noires d'une encre éparpillée.
Le vent s'est essoufflé après avoir hurlé
À travers les marais, les saules et les ajoncs.
Tout est calme à présent et le vieux Finistère,
Suspendu au murmure des astres hivernaux,
À l'éclat métallique de ces lointains joyaux,
S'endort. C'est à peine si l'on entend la mer.
Ô muse désirée, ô mon amour maudit
Que pendant quelques jours j'ai tenté d'oublier
Pour mieux laver mon cœur sous des rideaux de pluie,
Je songe toujours à vous, marchant à mes côtés!
Deux traces parallèles s'éloignent lentement
Au milieu des bouquets de coton vaporeux
De l'écume assemblée par le sel et le vent
Sur le sable imprimé au pas des amoureux...
Mais comme le ressac qui vient lécher la plage
Balaye sans pitié les sentiers des amants
La raison et l'honneur effacent le mirage
D'une histoire rêvée au coin d'un petit banc.
Après la tempête.
On ne croyait pas si bien dire.
Mais une tempête de Soleil.
Sa radio style "Nostalgie" passait du Charles Trenet.
Le Soleil a rendez-vous avec la Lune,
mais la Lune ne le voit pas et le Soleil l'attend...
Notre étoile semblait à l'honneur! Sur Inter, le Soleil donne de Laurent Voulzy, qui ponctuait la rediffusion d’un vieux podcast radio de Jean-Claude Ameisen, consacrée à la combustion des étoiles et à leur reproductibilité, qui en faisaient la première pierre du vivant. Nous sommes tous des enfants des étoiles. Le Soleil aussi.
Frères et Sœurs du Soleil.
Macaron maîtrisait totalement ce sujet. Il en avait fait le récit à Inès, autrefois. En pleine époque de séduction, juste avant qu’il parte en vacances et laisse croupir Inès dans sa prison pour l’été. Il s’était lancé dans une logorrhée verbale, déclamée avec talent et précision, comme un conteur, et comme Inès, on le sait, était subjuguée par sa voix, il lui en avait donné de très fortes doses, ce qui la comblait d’aise, même si elle n’était pas toujours pleinement concentrée et convaincue par ces impressionnants développements scientifiques. Peu importe. Le grain de la voix de Macaron résonnait agréablement dans sa tête, jouant d’une musique aussi bien de photons que de frotons:
" 1915, quelque part en Europe.
Albert Einstein s'en va faire du vélo, au printemps, pour aérer sa pensée. Il se sent bien partout où ses pas et ses pédales le mènent. Son esprit est ailleurs, il s'évade vers les hauteurs de l'Univers aux insondables mystères, il galope en une sorte de rêverie poétique qui interroge la gravitation, la matière, l'espace et le temps... Le génial physicien n'a pas pu appréhender ces concepts quand il était enfant parce que son développement langagier a été très long, bien plus lent que la moyenne des enfants de son âge. Ne sachant ni lire ni écrire, et à peine épeler, Einstein pense, en sciences physiques, un peu comme un bébé découvrant le Monde: une infinité d'images abstraites se bousculaient dans sa petite tête d'enfant de quatre ans, et il se réfugiait dans un imaginaire mutique mais multicolore, puisqu'il ne savait pas encore bien communiquer. Et il pensait beaucoup en mettant son propre corps en scène dans des situations imaginaires : les fameuses expériences de pensée qui, avec Einstein, passaient souvent par une représentation intériorisée du corps. Par exemple : « que se passerait-il si je chevauchais une onde lumineuse avec une lampe électrique allumée vers l’arrière ? ». Attitude finalement assez méditative, les bouddhistes ne le démentiraient pas.
- Et alors, à quoi songe-t-il en 1915 ? » est le genre de question que posait Inès de temps à autre, pour tenter de ne pas perdre le fil. Macaron reprenait :
« - Einstein, déjà père de théories révolutionnaires qui bouleverseront la science du XXe siècle, rencontre encore et toujours un problème avec la gravitation selon Newton. Elle viole le principe de la relativité restreinte, à savoir que la lumière est ce qui voyage le plus vite dans l'Univers, et à une vitesse finie d'environ 300 000 km/s. Il ne peut pas y avoir d'instantanéité dans l'Univers selon Einstein. Et il s'accroche à son raisonnement jusqu’au bout: la gravitation ne peut pas donner, à distance, instantanément, l'ordre à une comète, une planète, une étoile, ou une galaxie, de se mettre en mouvement vers un autre astre. Cet ordre ne pourrait être émis qu'à la vitesse de la lumière et c'est impossible parce que chacun sait que la gravitation semble avoir une portée infinie d'après les équations de Newton, il suffit que les deux objets qui s'attirent mutuellement aient une masse.
Un jour, il fait l’expérience de penser que son corps est en chute libre, et que s’il tient un objet dans la main et qu’il lâche celui-ci, l’objet tombera à la même vitesse, donc sera immobile par rapport à lui, et pas en train de tomber. Ce qui signifie que la chute (provoquée par la gravité) annule la cause, c’est-à-dire la gravité, dans le référentiel de son corps. Il y a donc équivalence entre accélérer dans le vide et avoir les pieds au sol sur Terre.
Alors il s'imagine, dans un ascenseur treuillé par une gigantesque grue et qui l'accélère tout droit dans une direction prise au hasard, à travers l'espace aux allures de 9,31 m/s*s, il imagine que la lumière, rentrant par un trou, mettrait un petit temps à franchir la distance qui sépare le trou de la paroi d'en face. Il en déduit que la lumière va frapper un point de la paroi d'en-face, plus bas que le trou par où elle est rentrée.
Donc elle a suivi une trajectoire légèrement incurvée.
Or, de même qu’il imagine l'ascenseur hissé par un treuil à une certaine accélération égale à la force de gravitation, il se dit que l'expérience serait strictement identique dans un ascenseur immobile, posé sur Terre et soumis à la gravité terrestre, parce que ces deux situations sont totalement équivalentes du point de vue de ce qui se passe à l’intérieur de l’ascenseur. Dans les deux cas, on garde les pieds au sol.
Donc un champ de gravitation peut courber la trajectoire de la lumière. Il peut courber aussi la trajectoire de n'importe quel objet de masse qui le traverse. Et l'espace-temps se déforme lui-même quand l'objet s'y déplace. »
Macaron s’était aperçu soudain que sa jeune thésarde avait décroché. Il s’en était amusé intérieurement, avait retissé le fil de ses pensées, et voulut abréger :
« Je n'irai pas plus loin dans les développements de la théorie, mais toujours est-il que la conséquence de cette expérience de pensée permet, 30 ans plus tard avec l'Abbé Lemaître, de calculer grâce à des équations d'Einstein revues et corrigées par le maître en personne, l'âge de l'Univers: environ quinze milliards d'années. Puis, après avoir affiné les termes des équations, les astrophysiciens du XXe siècle parviendront à estimer l'âge du Big-Bang c'est à dire la naissance de notre Univers, à 13,6 milliards d'années. »
Il voulut recentrer l’écoute de sa belle interlocutrice sur ce moment crucial de son exposé.
« C’est là que toute votre concentration est requise, chère Inès. Ecoutez-moi bien.
Big Bang, donc énergie, donc forces, donc matière, donc hydrogène, donc accumulation d'hydrogène, donc accrétion d'étoiles de première génération qui vont vivre très peu de temps parce qu'elles sont très grosses et bleues, et boum elles consomment très très vite leurs réserves et en quelques millions d'années, boum, elles forment des trous noirs, des étoiles à neutrons, des supernovae qui ensemencent le ciel avec de nombreux éléments transformés par l'étoile: l'hélium d'abord, puis le lithium, le berylium, le bore, le carbone, l'azote, l'oxygène et enfin le fer. Quand les réserves d'hydrogène sont épuisées, le fer s'accumule dans le noyau, et boum.
Viennent ensuite les étoiles de seconde génération, celles qui se sont formées à partir de toutes ces éjections de matières plus ou moins exotiques et nouvelles. Celles-ci vont vivre plus longtemps, quelques milliards d'année, et se regrouper dans des amas globulaires, des filaments de matière, et des galaxies, enfin, dont la nôtre, quelque part dans un amas naissant, l'amas de la Vierge, lui-même convergeant déjà vers Laniakea, le grand attracteur, continent intergalactique où tout se regroupe dans notre coin d'espace-temps. Certaines de ces étoiles de seconde génération, elles aussi très massives, ont déjà explosé il y a 6 ou 7 milliards d'années, en éjectant davantage de matière encore, celle-ci se mélangeant avec l'hydrogène primordial rassemblé là par la matière noire…
La Voie Lactée était une "galaxie starburst" à l'époque: elle fabriquait de l'étoile en un tournemain, dans de vives et spectaculaires pétarades permanentes. Et c'est ainsi que les étoiles de troisième génération naquirent, dont, parmi des milliards d'autres, les plus courantes, notre soleil, quelque part dans une banlieue tranquille de la Galaxie, à l'abri des grosses catastrophes.
Son système se forma donc il y a environ 5 milliards d'années, issu de l'agglomération d'une poche importante de gaz, probablement au milieu de quelques grandes ou petites sœurs, toutes fringantes dans leurs globules de Bok, bébés prometteurs de 3e génération, étoiles de classe K ou G, à la belle lumière jaune d'or ou jaune pâle, et d'une longévité exceptionnelle, parce que moins massives. Chacune a suivi son chemin. Leur espérance de vie est d’une petite quinzaine de milliards d'années, et nous en sommes donc au tiers de l'aventure. Malheureusement, au deuxième tiers, notre étoile aura terminé sa combustion d'hydrogène. Deux cent mille tonnes à la seconde, c'est ce qu'elle consomme pourtant.
Mais il lui faudra environ 5 milliards d'années pour épuiser ce stock. Alors elle va commencer à s'éteindre, elle va se ratatiner un peu sur elle-même, puis s'apercevoir qu'elle a encore un stock d'éléments plus lourds, à commencer par l'hélium, à consommer, pourvu d'augmenter sa température. Alors elle va dévorer cette seconde réserve et se mettre à gonfler sous la pression de rayonnement. Et engloutir la Terre, tôt ou tard. Le Soleil finira par alterner entre de petites phases de ratatinement, de dépression, à chaque fois qu'il aura entièrement consumé une réserve nouvelle, puis à une phase d'inflation tranquille baignée de lumière orange, d'abord, puis rouge, au fur et à mesure qu'il en épuisera d'autres. Notre étoile finira par ressembler à Bételgeuse, vieille géante rouge qui déglutit régulièrement ses derniers relents de matière dans des flux gastriques perceptibles même à l'œil nu, pour l'amateur avisé. Et puis ce sera la fin, mais pas en supernova parce que notre Soleil n'est pas assez lourd pour ça. Il se ratatinera, cette fois définitivement, en naine blanche, une sorte de luciole galactique si vous préférez, et finira par s'éteindre… »
Un ange, alors, était passé dans la cellule. C’est Macaron qui rompit le silence et voulut un peu dédramatiser, parce qu’Inès semblait en état de choc au point où il songeait qu’il avait dû l’assommer avec toutes ces explications :
« C’est là que vous êtes censée me dire ironiquement que vous n’avez rien compris !
- J’ai compris que c’était effrayant, de multiples façons », répliqua Inès après quelques temps de silence.
« Vous me parlez de naissance de l’Univers, d’être bloquée avec vous et ce bon vieil Albert dans un ascenseur, de bébés étoiles dans des globules de Bok…. Vous me dites que notre espèce – qu’elle crève - a encore 5 milliards d’années à vivre dans sa fange habituelle, de plus en plus dépassée par les évènements, bien. Que le Soleil va finir en vieille mamie qui pète et qui finira par bouffer notre monde, OK. Et vous trouvez que ce récit pousse à l’optimisme ? »
Macaron s’était enthousiasmé et avait repris sa logorrhée astrophysique de plus belle.
« - Précisément ! Et à votre avis, pourquoi ce récit peut-il être si effrayant pour l'espèce humaine? Parce que le Soleil est source de vie et d'énergie pour les humains; une énergie inépuisable, contrôlable, mais dangereuse parfois. N'oublions pas, quand nous avons la chance de contempler une aurore boréale, que celle-ci se produit par l'accumulation de filaments ionisés qui se combinent en des draperies spectaculaires. Nous contemplons l'image vivante du vent de particules solaires radioactives et donc létales, fort heureusement capturées par notre bouclier magnétique. »
« - Si le Soleil est source de vie, pourquoi bâtir des cellules de prison aussi peu illuminées ?" Elle avait soupiré et posé, comme souvent, sa tête sur le rebord de la petite lucarne, griffée de barreaux d’acier, qui lui servait de fenêtre.
« Oui - reprit-il emporté dans son raisonnement, sans même relever l’ironie un peu triste dont la jeune femme avait fait preuve - le Soleil est source de vie et contempler une éclipse peut nous le rappeler lourdement ! Songeons trente secondes à cet album de Tintin: lui, le capitaine Haddock et le professeur Tournesol sont condamnés à mort par l'Inca qui gouverne le Temple du Soleil, mais, grâce à la bonté dont ils ont fait preuve au cours de leurs aventures, nos héros peuvent choisir le jour et l'heure de leur mort. Tintin, qui en bon journaliste a relu quelques feuilles d'un journal chiffonné qui servait à emballer les cartouches, décide de choisir le moment d'une éclipse de Soleil annoncée fort à propos dans la presse locale.
Songeons à la panique qui submerge les Incas quand le Dieu Inti, fils du Viracocha invoqué par Tintin, se met à se voiler la face. Les incas sont des idiots. Ils ne feraient donc pas le rapprochement avec un passage de la Lune, Mama Kylia, devant l'Astre du jour?
Comme si les Incas, fins astronomes, ne savaient pas depuis belle lurette prédire les éclipses d'une façon remarquable ?!
Quel mépris colonialiste pour ces peuples sud-américains...
D'aucuns pourraient penser que cet incroyable contresens scientifique et historique dont Hergé fait preuve, est juste la marque d'une forme de racisme, de caractère hautain du rationaliste occidental qui se pense supérieur à toute autre civilisation. Certes... »
C’était la théorie habituelle. Les spécialistes d’Hergé considéraient pour la plupart, tout comme une majorité d’astronomes, qu’Hergé avait commis une erreur sur le plan scientifique et historique, puisqu’il est parfaitement connu que les Incas maîtrisaient le sujet en termes scientifiques tout autant qu’en termes rituels. Le Soleil a toujours fasciné tous les savants de la planète et tous les peuples ont eu des savants, les Incas inclus. Donc l’éclipse ne risquait point d’être vécue comme une colère divine. Au contraire, elle était l’occasion de célébrer le sacré et la mansuétude de l’Astre du Jour qui, bien que s’éclipsant, ne le faisait jamais vraiment bien longtemps. Il savait rappeler à quel point il était source de vie, sans jamais tarir volontairement cette source.
Macaron, quant à lui, n’adhérait pas à l’opinion dominante. Il était au contraire persuadé qu'Hergé a agi en toute connaissance de cause, parce qu'il cherchait à exprimer, en termes de récit d'aventures, le fait que Tintin commande au Soleil.
« Cela fait de lui une figure mythologique, quelque part à mi-chemin entre Icare et Estéban, entre Apollon et un pharaon (qui chez les égyptiens est frère d'Horus, un authentique fils de Képhri-Rê-Atoum)...
- Mais, objecta Inès, le symbole, le symbole de ces Incas qui s'éparpillent en hurlant de panique au cours de l'éclipse totale? »
« C’est le symbole de l'Humanité toute entière, qui ploie le genou devant son Dieu-Soleil. Le soleil est une divinité majeure dans tous les systèmes religieux et spirituels du Monde! »
[...]
***
En l'an... moins trois millions cent quatre-vingt mille deux cent cinquante-sept avant notre ère, au trentième jour après le solstice d'été, le soir s'allongeait langoureusement sur les paysages contrastés de la dépression de l'Afar, en bordure du Grand Rift, dans l'actuelle Ethiopie.
(Notez: "Afar" donnera afarensis, classe d'australopithèques bien connus du grand public grâce à Yves Coppens, entre autres).
Au pied d'un énorme volcan bouclier (qui depuis s'est éteint et affaissé), un petit groupe d'afarensis composé d'un mâle dominant accompagné de plusieurs femelles reproductrices et de deux ou trois jeunes spécimens avait passé sa journée à se diriger vers le nord - "là où le Soleil ne va jamais". Les rares arbres dans lesquels ils avaient assuré leur cueillette les jours précédents n'avaient plus de fruits et il fallait donc aller chercher la nourriture ailleurs... Tous étaient fatigués du long cheminement du jour, sans manger et boire, dans une atmosphère électrique. Depuis quelques temps, quand on regardait l'image du Soleil dans la boue humide, il était couvert de taches, comme s'il cherchait à diminuer son éclat, et cela leur faisait peur. S'il s'éteignait demain?
La saison était chaude et très humide alors Lucy, la plus farouche des femelles, qui avait particulièrement faim et soif au point qu'elle subissait des hallucinations visuelles et sonores (ondulations de lumière et sifflements du vent), tâcha de faire comprendre au reste du groupe qu'il était temps de se diriger vers le fleuve qu'ils longeaient à distance, afin de se désaltérer et d'essayer de trouver quelque carcasse d'animal à dépecer. Mais Harvey, le mâle dominant, n'était pas d'accord: il avait veillé à ce que le groupe se déplaçât sur la crête d'une longue falaise plus ou moins parallèle au fleuve, par un sentier naturel sablonneux encadré d'une ribambelle de gros rochers noirs qui les protégeaient mieux des prédateurs rôdant en contrebas, près de l'eau. Harvey, étant le mieux nourri et le plus vigoureux de la troupe, ne ressentait pas la nécessité de prendre des risques et ne voulait donc pas changer de cap. Exténuée et sans patience, Lucy insista en vociférant et en faisant mine de désobéir et de s'éloigner par une pente rocheuse naturelle qu'elle avait repérée au bord de la falaise; il lui jeta des pierres de colère mais elle répliqua sans se démonter, son estomac vide ayant pris le contrôle de ses émotions. L'un des rejetons se prit une pierre et se mit à pleurer, cela allait bien trop loin. Toutes les autres étaient à la fois impressionnées et désemparées par cette soudaine altercation, et poussaient des petits cris nerveux de désapprobation.
Or c'est précisément à ce moment, comme en réponse à la rixe, que la terre se mit à trembler. Les hominidés n'auraient pas été trop surpris, en temps normal, de ces soubresauts telluriques plutôt fréquents dans la région, mais ils furent pourtant terrorisés. Il leur sembla qu'un arbitre invisible et surpuissant, bien plus fort encore qu'Harvey et bien plus farouche que Lucy, se mettait soudain à gronder d'une implacable colère pour mettre fin aux tensions dans leur groupe. De plus, la particulière violence du tremblement était accompagnée d'un autre phénomène que, pour le coup, ils n'avaient jamais vu: le ciel bleu sombre du soir se peignait d'irisations énigmatiques comme s'il était soudain envahi par des vagues immenses prenant la couleur des feuilles des arbres, et aussi la couleur des baies sauvages!
Emportant avec elle son fils unique (appelons-le Djibril), Lucy fut la première à déguerpir en courant à mesure que les secousses du sol de la falaise se faisaient plus fortes, le grondement plus assourdissant et les vagues célestes colorées, plus intenses. Elle se dirigea instinctivement vers le chemin qu'elle avait repéré avant l'altercation et dont elle espérait qu'elle les éloignerait du danger en les éloignant de la montagne. Le reste du groupe resta d'abord figé par l'hébétude, les poils tout hérissés, poussant collectivement des cris de plus en plus en plus stridents et désordonnés alors que de gigantesques panaches de fumée emplissaient soudain le ciel du côté du sommet de la montagne. Des oiseaux (pas si différents de ceux que nous connaissons aujourd'hui) faisaient de même, tout en fuyant à tire d'ailes le gigantesque nuage noir qui grossissait à vue d’œil. Il fallut qu'une gigantesque boule de feu crachée par la montagne vienne soudain s'abattre à quelques encablures du groupe pour que les australopithèques, Harvey en tête, emboîtent frénétiquement le pas de Lucy et Djibril. Décidément, la Nature semblait vouloir punir Harvey et Lucy pour leur violente altercation: une force mystérieuse exprimait sa colère à la fois par la déliquescence du bleu du ciel, un tremblement de terre accompagné d'une pluie de boules de feu, enfin par la brusque disparition de l'astre du jour derrière des nuages immenses de fumée grise en perpétuelle expansion.
Environ soixante quinze mille générations plus tard, la descendance de Djibril - seul survivant du groupe et qui engendrera plusieurs rejetons après avoir été accueilli par un autre groupe d'afarensis - finira par analyser et nommer la tectonique des plaques, les cycles solaires, les aurores boréales et toute l'influence qu'une tempête solaire peut avoir sur la géologie, les éruptions volcaniques, les pluies de cendres et les coulées pyroclastiques. Après soixante-quinze mille générations de croyances apeurées, la descendance de Djibril admettra que tout cela n'est guère surnaturel, au contraire, et cessera de craindre les colères divines.
Mais nous n'en étions pas là.
Le groupe s'enfuit donc dans cette ambiance de cataclysme par la pente naturelle qui descendait vers le fleuve, et ainsi abrités par les parois de la falaise, ils purent rejoindre la plaine, sous une pluie de cendres, à quelques brasses du fleuve, dont ils constatèrent impuissants que celui-ci était en crue. Ils eurent juste le temps de pousser des cris de panique tandis que Djibril, mû par un instinct de survie, plongeait dans l'eau. Lucy voulut faire de même mais glissa dans la précipitation et chuta du rocher côtier où elle se trouvait avec son fils. Une énorme vague submergea le rivage. Djibril fut emporté mais ne se noya pas, contrairement au reste du groupe. Les cadavres de tous ses congénères, celui de sa mère inclus, furent éparpillés et recouverts d'alluvions.
Trois millions d'années plus tard, des paléontologues ont retrouvé des bouts de leurs squelettes fossilisés dont celui de Lucy, le mieux conservé, au son d'une chanson bien connue des Beatles qui parle de diamants dans le ciel...
Djibril eut une longue vie et devint sage dans son clan d'adoption. C'est lui qui répandit la première de toutes les croyances: il existe une force mystérieuse et transcendante qui émane du Soleil. Elle commande à la Nature, et n'hésite pas à punir les humains quand ils se comportent mal entre eux.
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