01 - Macaron (suite et fin du chap.1)
Un beau jour commence à percer à travers ce brouillard d’automne, même si l’azur est en retard, parti en vacances depuis plus d’un mois et ne revenant qu’à reculons. Pilotant rêveusement une berline confortable, le limiteur calé à vingt kilomètres par heure, clope au bec, Macaron inspecte le ciel du sud, de temps à autre, pour vérifier que le Soleil, à l’éclat adouci par la brume, est bien rond.
Les vaches, réchauffées au midi naissant, broutent benoîtement à travers les vapeurs de rosée. Elles détournent à peine la tête. Une clarté diaphane irrigue la campagne, elle enrobe de velours blanc les haies, les clôtures, les bosquets, les panneaux signalétiques.
Au cours d’une inspection céleste où il se penche dangereusement près du volant, se tordant la nuque pour relever son regard, il est ébloui par des rayons plus gaillards, presque plein sud, à quarante degrés de l’horizon. Puis les volutes de vapeur d’eau se resserrent, et le Soleil redevient une petite boule pâle, voilée, mais aux contours nets, comme un fantasme. Il profite du spectacle de notre étoile, aux photons ralentis par les caprices météorologiques des équinoxes de sa région, ne tenant que distraitement son volant d’une main, tandis que de l’autre il tire des taffes nerveuses sur une Camel bientôt consumée. Il médite des pensées diverses, certaines d’astronome, et multiplie les regards vers le ciel.
Il y a tout le temps : une cohorte compacte et hostile de gros tracteurs agricoles s’en vont à la file indienne sur la route départementale, celle qui relie le littoral à la ville. Il chante une ritournelle de son invention, sensée railler les véhicules qui rejettent trop massivement leur carbone dans l’atmosphère. « Vroum, vroumvroumvroum, vroum vroumvroumvroum vroooum… ». Une réunion syndicale en pleins champs, un dimanche ? Quels diable lourds travaux à effectuer, qui nécessitent tant de monde ? On dirait que toute la confédération paysanne fait la fête à vingt kilomètres par heure sur cette petite route sinueuse aux lignes désespérément continues.
La procession finit par tourner dans un chemin communal vers la droite, et Macaron est attentif au petit panneau qui donne le nom du hameau. Il creusera ça dès qu’il sera rentré. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien foutre en bande, ces « péones » (comme il les appelle) qui lui barraient la route de son appartement ? Il y a matière à creuser. Une réunion illégale, une association de malfaiteurs, sans doute… De quoi téléphoner à la Préfecture et prévenir que ces messieurs fourbissent en secret leurs tas de fumier pour de futures manifs!!
Il est seul à bord, comme toujours, désormais. Il peut mettre la musique aussi fort qu’il le veut, à fond, et il ne s’en prive pas. Le Pure Morning de Placebo lui résonne dans les oreilles. Il en comprend les paroles et les boit avec joie. Il se fait la réflexion que chacune des chansons de sa playlist, depuis quelque temps, correspond à une situation ou à des sentiments qu’il a vécus d’une manière ou d’une autre. Il se fait la réflexion que c’est peut-être ça, la maturité : quand toutes les chansons pops deviennent complètement intelligibles. Quand l’amour a été entièrement exploré, quand on a fait le tour de la vie. Signe de maturité ou signe de vieillesse ? Il hésite entre les deux. Blasé par l’existence, il n’en attend plus vraiment grand ’chose…
Le début de la journée a pourtant, cette fois, été très bon. Il a commencé par une mission jonction-récupération d’un peu de marijuana, sur une aire d’autoroute, à l’initiative d’un de ses meilleurs potes, père de famille (et donc pressé). Ce pote, c’est Jouvan, c’est sa banque d’herbe, partant pour une journée en bord de mer avec sa femme et ses deux jumeaux de douze ans. Macaron lui a laissé de la Chocolope en dépôt, herbe religieusement récupérée, une fois l’an, à Amsterdam, où il aime à se rendre régulièrement, en souvenir du passé et en hommage à toutes les filles du Nord et à leurs bicyclettes.
Le procédé est rodé depuis trois ou quatre ans. Première étape : partir en court séjour vers la capitale néerlandaise, acheter l’herbe en début de vacances, profiter des coffee-shops et faire du vélo pendant deux ou trois jours avant de revenir au pays, ramener la ganja en douce, planquée dans une boîte métallique de waffeln vide entourée d’une paire de chaussettes sales.
Deuxième étape : reprendre le boulot - et donc arrêter temporairement le cannabis. Sauf que Macaron est du genre à ne pas savoir s’arrêter tant qu’il y a de quoi fumer en stock. Alors il doit éloigner la tentation, la planquer loin de lui-même et de son fichu manque de volonté. Confier le précieux trésor à un ami non-fumeur, ayant l’esprit ouvert, discret, digne de confiance. Et Jouvan a toutes ces qualités.
Troisième étape : attendre la prochaine occasion, la prochaine vacance, la prochaine opportunité, pour prendre à nouveau le plaisir de la défonce bien méritée lors d’une fiesta, devant un film de science-fiction ou un jeu vidéo... Pour cela, prendre contact avec l’ami de confiance pour exprimer le souhait d’effectuer un retrait d’espèces (d’espèces végétales, pour le coup). Convenir d’un rendez-vous. Tu vas à la plage avec tes gosses ? Pas de problème, je vais me garer à tel endroit. Ma voiture est un vaisseau spatial Crew Dragon, et toi tu es l’ISS. Attention à l’arrimage. On échange des mots d’amitiés, des plaisanteries, des petits coucous aux enfants. Et on récupère le précieux sachet. Ni vu ni connu, merci, amusez-vous bien, bonne baignade. La hollandaise sur simple commande, sans pour autant favoriser les trafics lucratifs.
De l’herbe extra-piste, donc. Du genre à ne pas consommer quotidiennement sur de longues périodes… Ce rendez-vous du matin lui a permis de couper la poire du trajet en deux pour ne pas faire faire de détour à son « banquier », et il a récupéré sa petite dose de cannabis pour les vacances, sans trop d’excès. Un stock suffisamment raisonnable pour durer deux bonnes semaines – du reste, ce sont ses dernières réserves et il va en prendre soin. Mais il a tenu, pour fêter ses retrouvailles avec sa plante bénie, à faire un petit joint à la discrète avant de quitter l’aire d’autoroute, alors que son ISS de pote banquier est déjà reparti vers d’autres horizons.
Bien lui en a pris : il aurait sans doute pesté et craché davantage derrière le gang des Massey-Ferguson, s’il n’avait pas été dans cette récente et aromatique zénitude !
La route finit par se finir et achève de s’achever dans quelques lacets descendants, quelques côtes, ronds-points et avenues inégalement encombrés. Arrivé au 100 de la Résidence des Buses, il retrouve sa place de parking au pied d’un talus tout fleuri de rouge. Deux canettes de bière vides jonchent le petit trottoir qui mène ensuite à la porte. Porte autrefois de verre, à laquelle on a fini par substituer deux vantaux d’acier anthracite et rectangulaires et dont les piliers crépis de gris sont recouverts de tags incompréhensibles. Il fouille dans quelques poches avant de retrouver ses clés, manque oublier le cartable, le reprend, renonce à retrouver la clé de la boîte aux lettres, comptant secrètement sur madame Painvin pour lui livrer le courrier.
Il appuie sur le bouton de l’ascenseur, attend, pressé pourtant d’aller pisser, mais l’ascenseur se bloque entre l’étage précédent et le sien, comme souvent depuis quelques temps, alors il appuie sur la sonnette, et quelque vingt secondes plus tard, il entend la voix de Madame Painvin qui le hèle et lui demande d’actionner le vieil interrupteur dissimulé sur un côté ; puis l’électricité semble coupée avant que l’ascenseur ne s’ébroue à nouveau.
« - MERCI MADAME PAINVIN !
- DE RIEN MONSIEUR SARAKO ! ».
Bruit de machine froide qui hoquette, les pistons atteints de vieillesse et les huiles plus aussi essentielles émettent des grincements aigus qui se superposent au rythme lent et régulier de la roue d’entraînement du câble. Voilà le palier, enfin. Ambiance moquette, moquette usée, élimée, mais moquette tout de même, baste. On entend la télé du voisin du 21A. Encore un talk-show de foot. Alors que sur une autre chaîne ils passent un documentaire sur les ondes gravitationnelles !
L’appartement est ouvert, ça arrive. Il est tellement immense, à présent que Macaron y vit seul et qu’Estelle a déménagé en emportant les enfants... Immense et vide, comme le cœur de Garcin. Pénombre, les volets sont fort opportunément restés clos. Le Soleil est bien monté dans le ciel et cela ressemble à une journée d’été indien. Cette saison fait exception parmi les dernières de la décennie. Les canicules s’accumulent. Sur la petite table triangulaire de l’entrée, le courrier du week-end est déposé avec soin, comme par magie. Madame Painvin. Elle a fait une copie des clés qu’il lui a prêtées un été pour venir arroser les plantes et vider le courrier… L’habitude et la sollicitude toute bonne chrétienne de Madame Painvin font le reste. Merci, oui, cent fois, mille fois merci, Madame Painvin. Je vous ferai la bise à la prochaine fête des voisins, Madame Painvin, c’est juré. Et je me branlerai en pensant à vous, promis.
On pose le sac, on recompte son herbe comme un Picsou aveuglé par des pyramides de dollars, on se met en slibard. Bouton tout rond d’allumage de l’ordinateur. Cloc. En route. On va se soulager la vessie aux chiottes. On reviendra, sans s’être lavé les mains, pestant de n’avoir pas plutôt cliqué sur « ouvrir une session » pour accélérer la procédure et occuper intelligemment au petit coin l’attente de la mise en route.
Allumage parallèle de la télé. RMC Découverte (série : Les monstres les plus terrifiants de l’Univers) : la fusion de deux trous noirs. Allumage du wifi du smartphone. Mécaniquement, une clope, Wikipédia, l’équipe TV, l’application « boussole » … On vérifie qu’on n’a pas perdu le Nord et qu’on ne le perdra pas.
On rentre « manifestation agriculteur aujourd’hui » sur les actualités Google, Google répond « Guisnon en fête : une belle manifestation qui fédère autour de […] » ; « champ de bataille autour du lycée agricole de Froissac » ; « Découverte : le pain est antérieur à l’agriculture » … On clique sur ce dernier article, qui vous éclaire au hasard sur quelque point insignifiant et sublime de la grande histoire humaine… Le hasard des clics. Macaron prend parfois le temps de développer cette idée qui lui est chère. On navigue à vue avec des clics, on surfe sur la Toile comme autrefois on tournait au hasard les pages de l’encyclopédie, et Internet est la nouvelle encyclopédie de la Terre en voie de mondialisation. Son « arbre des Naviis » où l’on entend l’écho des ancêtres, l’écho de ce qui est su, comme l’écho des ailleurs, tout ce qui reste à explorer. Un pont d’arc-en-ciel entre le passé et le futur, un trait d’union. Une porte ouverte à tous, pour chacun.
En revanche, rien sur une manifestation d’agriculteurs dans le coin. Aucune trace, sur la toile, de cette procession incongrue de tracteurs.
Macaron a été le seul témoin. La file de Macey-Ferguson a existé, puis s’est brusquement volatilisée, comme une particule instable. Enlevés par les extra-terrestres, les « péones » ?!?
Le documentaire sur les ondes gravitationnelles se termine par une citation d’Einstein : « si la poésie est un lever de soleil, alors l’enfance de la science, c’est le ciel de la nuit. »
Puis la fin du jour passe tranquillement. Toutes les copies étaient déjà corrigées avant la jonction spatiale (ah, oui, petit oubli de détail : Macaron est professeur d’université). Rien à faire à part fumer, regarder du porno ou des conneries à la télé. Pas la force de se faire à manger. Chips et bière et mini saucissons. Un vieux film, Gravity. D’autres bières... Le Soleil se couche.
***
Soudain, en contrebas, un tapage dans le crépuscule. Macaron se penche mollement par-dessus le balcon, les bras largement croisés sur la balustrade. Deux jeunes fouteurs de merde en train de marcher bon train en rond au milieu de la chaussée, font un chahut de tous les diables, visiblement ivres-morts, morts de rire, insolents, éclatant leurs voix, cheveux longs tapissant leurs capuches noires relevées, barbus, mauvais genre.
Ils rotent, ils pètent, ils chantent, ils sont morts de rire. L’un vomit, l’autre chuchote, puis se marre, puis hurle vers le ciel encombré de cumulonimbus.
Plusieurs têtes dépassent de leur balcon désormais. On entend des jurons, un bébé crie de toutes ses forces, un chien aboie puis un second puis un troisième. Une voiture passe prudemment et klaxonne une fois la scène contournée.
Les deux jeunes branleurs n’en ont cure ! L’un porte un jean à pattes d’éph’ en tissu gris ciel, souillé par une longue tache sombre qui pourrait bien être une tache de sang. Il trimballe avec lui comme il peut une enceinte portable Bluetooth qui crache de la musique punk d’un autre âge. Les Sex Pistols à fond. On se croirait en concert à ciel ouvert. Et l’autre se redresse, comme un pantin désarticulé, comme une poupée maltraitée, chantant sur la musique, chantant faux et donc riant à nouveau à gorges déployées, d’une voix puissante, Dantès-que, Cyranesque, Dantonesque, Jean-de-Florétesque. C’en est trop pour madame Lascaud, dont le mari est sorti retrouver les copains, elle qui, comme souvent, fait face toute seule aux aléas du quotidien.
« Oh, c’est pas bientôt fini ce vacarme ? Y’a des enfants qui essaient de dormir ici ! C’est dimanche bordel !
- Eh ferme ta gueule gazelle on s’en branle ! Mon keum s’est fait shooter putain !
- « Kill the Queeeeeen !! »
Madame Lascaud, étant fatiguée et n’ayant aucune notion de la communication non violente, ne trouve rien de mieux à faire que de gueuler une insulte :
- « PETIT CON, VA !
- Ouaaaaaaaaiiiiiiiiis ! On t’entchule !!! Yodelayehihoouuuuuuuuuuuuu !
Une tête chauve se penche depuis le balcon d’à côté, d’un rictus hésitant entre haine et détachement:
- Laissez Madame Lascaud, toujours la même histoire. On se demande vraiment ce que font les parents !
- Vous ne voulez pas appeler la police monsieur Ménard ?
La tête chauve dodeline, semble hésiter en regardant vers le bas…
- Oh les jeunes, vous vous calmez ou on appelle les flics !
- Ouais ! Zyva gros bâtâârd ! Appelle tes putains de keufs ! Ils feront venir les secours, putain de ta race ! »
Le chevelu au jeans souillé ramasse brusquement une pierre et la jette contre la vitrine du salon de coiffure, au rez-de chaussée de l’immeuble. Une sirène d’alarme, comme un sifflement ondulant, retentit soudain.
Macaron s’en mêle de la plus forte voix possible, comme pour calmer un chahut collectif pendant un cours: « OwowowohooooooOOOOO ! C’est bon, ça suffit ! Barrez-vous les jeunes… Si vous vous faites gauler on ne fera rien pour vous. Remontez la rue et allez vous planquer sur les bords du fleuve ! C’est un coin tranquille ici ! Personne n’est sensé supporter vos conneries !».
- Bien dit, monsieur Sarako ! »
« Ah, pas de doute Castor, on est bien en France ! ».
- Allez viens Pollux, on se casse… ».
Pollux, l’homme blessé (par balles ?), se redresse de tout son corps mince en étendant les bras vers le bas, derrière, en triangle isocèle. Il gonfle sa poitrine. « BLED DE MERDE ! ».
Il reprend son souffle. Le tonnerre gronde. « FRANCE DE MEEEEEEEEERDEEEEEEEEEU ! PARTOUT OU JE VAIS, JE ME FAIS ENCULEEEER !!! ».
Comme pour ponctuer cette déclaration d’une magnifique théâtralité, un éclair zèbre le ciel juste derrière, non loin de la grande église.
Castor attrape Pollux par une épaule et les deux compères s’éloignent en titubant vers l’orage d’un ciel assombri.
Les voisins se saluent. La tête chauve de M. Ménard disparaît à l’intérieur, quatre étages plus bas, presque en même temps que celle de Mme Lascaud. Le silence urbain (relatif, donc) a repris ses droits, ponctué par moments de grondements de tonnerre. Un bébé se rendort malgré la sirène du salon de coiffure qui continue de retentir au rez-de chaussée. Les chiens se sont tournés vers leurs pitances respectives. Il y a des éclairs dans le ciel, plus trop près, mais les cataractes de pluie n’ont pas encore éclaté.
La boussole est calme, l’aiguille rouge tournée logiquement vers le Nord. L’orage ne semble pas avoir de répercussions magnétiques. Tout est normal sur le plan des lois de la physique.
Macaron rentre d’un pas décidé vers le salon. Le documentaire sur les ondes gravitationnelles a fait place, depuis longtemps, à une émission sur les cabanes de l’extrême. Sans intérêt pour aujourd’hui.
De retour vers le petit secrétaire, à côté de l’ordinateur, il attrape le combiné du téléphone et compose le numéro de la police.
« Oui, bonjour, je suis un voisin du quartier des Buses. Il y a deux jeunes éméchés qui ont…
- Patientez SVP.
Une longue tonalité de musique apaisante (Peer Gynt de Grieg, on se croirait dans Soleil Vert).
Une voix masculine volubile décroche :
- Oui, commissariat de police?
- Oui, bonjour monsieur, je suis un résident du quartier des Buses, et c’est pour vous signaler un délit.
- Votre numéro de téléphone, monsieur ?
- Le 07 09 05 56 20.
- Votre nom ?
- Garcin Sarako.
- (Après un silence consacré à la prise de notes) Votre date de naissance ?
- 22 janvier 1992.
- Votre profession ?
- Enseignant-chercheur.
- En…sei…gnant… cher…cheur… Patientez SVP.
Re-musique pour Edward G. Robinson (celui qui joue Sol Roth, le vieux compère de Charlton Heston).
Une seconde voix, plus posée, décroche :
- Monsieur Sarako, ici l’officier de garde ; ça faisait longtemps… Je vous écoute.
- C’est vous lieutenant Benlila ?
- Je ne répondrai pas à cette question monsieur Sarako. Vous savez que le protocole nous défend de donner notre nom aux personnes par téléphone.
- Je comprends, pas de problème mon lieutenant. Eh bien voilà, je suis dans la résidence des Buses et il y a deux jeunes qui ont fait du tapage. Ils étaient ivres-morts.
- C’était où ? Dans le hall de l’immeuble ?
- Non, non, dans la rue. Juste en-dessous de chez nous. Quand je dis chez nous, je parle au nom des voisins qui étaient également présents au balcon.
- Et où sont-ils maintenant ? Ils continuent le bordel ?
- Je crois qu’ils sont partis. Mais tout à l’heure, l’un d’eux a fracassé la vitrine du coiffeur au rez-de-chaussée. Je crois qu’il est blessé, du reste. Il y a une sirène qui retentit, vous l’entendez ?
- Oui, je l’entends. Eh bien, merci monsieur Sarako, on va envoyer une patrouille pour constater. Comme d’habitude, si vous pouvez descendre expliquer à mes collègues, on gagnera un temps précieux.
- Pas de problème, je m’occupe de descendre au pied de l’immeuble (c’est le numéro 100).
- Je sais, monsieur Sarako !! Mais merci, bonne soirée.
- Bonne soirée. »
Il raccroche. Tout égayé par cet aléa imprévu qui lui permet de nouer des relations toujours plus fructueuses avec ces messieurs de la maréchaussée, il met son plus beau pyjama de soie bleue ainsi qu’une robe de chambre qu’il ne porte que dans les grandes occasions (rouge avec une ceinture et des liserés blancs, une vieille blague de Noël, à peine abîmée par le temps, quoique certaines coutures du bas commencent à se défaire et que deux ou trois lambeaux de laine feutrée pendouillent négligemment au bas du vêtement). Charentaises de circonstance. Macaron aime faire son guignol petit-bourgeois. Cela ne le dérange pas. C’est l’image qu’il a de lui-même.
Il éteint la lumière et quitte l’appartement en ayant pris soin de planquer la beuh et de verrouiller la porte d’entrée à triple tour (serrure de blocage, serrure d’alarme et verrou du haut).
Il met le trousseau de clés dans une poche et descend les escaliers tranquillement au son tintinnabulant des métaux qui s’entrechoquent. Arrivé au premier étage, il réalise qu’il a oublié de prendre ses papiers, veut ignorer le message de prudence asséné par son inconscient rouge, puis finalement se ravise et remonte les escaliers, fouille ses poches, trouve enfin le trousseau, déverrouille les trois serrures, entre rapidement, attrape son portefeuille et reprend le chemin du rez-de-chaussée en oubliant de fermer.
Arrivé sur le palier, il aperçoit la lumière bleue d’un gyrophare. Il a à peine le temps d’admirer la célérité avec laquelle la police s’est rendue sur les lieux après son appel, lorsque, ouvrant les vantaux d’acier pour sortir de la résidence, une voix amicale le hèle.
« Bonsoir monsieur Sarako !
- Aaaaaah tieeens rebonsoir madame Painvin ! Comment ça va ? Vous avez entendu le bazar ?
- Oui, oui, j’ai prévenu la police il y a cinq minutes, ils ont été rapides !
- Vous plaisantez, c’est moi qui viens de les appeler !
- Eh bien on y a pensé tous les deux, c’est tant mieux. Quel boucan cette alarme !
Madame Painvin a un sourire bête ou emprunté, comme vous voulez, un énigmatique inintérêt, une coiffure blond platine débile teintée de violets et de bleus, sur un visage terne, imperceptiblement nerveux, un t-shirt fuchsia, incolore, inodore, sans saveur, un sac à main turquoise. Elle affiche haut et fort des couleurs plutôt froides et pâles, androgyne, indécise, maladroite, trop de bide, le jeans trop étroit, abimée. Un look trop jeune pour elle. Madame Painvin est comme un miroir pour Macaron, un miroir dans ses moments sombres…
Il se souvient des instants volés depuis la cage d’escalier. Une lucarne opportunément placée par le hasard donnait en contrebas vers la fenêtre de la salle de bains de madame Painvin, et l’angle avait été assez grand et les circonstances assez heureuses pour qu’il vît un soir pendouiller les seins un peu mous et peu charnus de cette pauvre vieille fille.
Il l’avait aussi surprise une ou deux fois avec ce qui lui avait semblé être des tétons pointus quand ils se croisaient en se souriant…
- Bien. Je dois vous laisser, je crois que ces messieurs de la police veulent me parler. Je sais fournir des témoignages qu’ils apprécient souvent. Au fait, est-ce que c’est vous qui avez récupéré le courrier ?
- Oui, oui, comme d’habitude, monsieur Sarako... Ne vous en faites pas, allez, vous n’êtes pas obligé de me remercier à chaque fois. Je le fais avec plaisir. »
Elle lui adresse un clin d’œil amical, qu’il interprète comme abject. Non, je ne coucherai pas avec vous madame Painvin, inutile d’insister.
Une fois son témoignage fourni auprès de ces maréchaux-des-logis plus ou moins chefs, remonté dans son appartement laissé ouvert (ça tombe bien il n’avait pas envie de fouiller à nouveau ses poches pour trouver ses clés), il décide de lui créer un compte « Tinder» fantôme. Mmepin20, ou un truc du genre. + de 50 ans, célibataire, sans enfant, veuve, 1m55, aimant les jeux de cartes, la lecture, cuisiner et se promener. Type Caucasien. Silhouette ronde. Cheveux mi-longs, teints. Préférences sexuelles : préfère ne pas en dire davantage pour l’instant. Homme recherché : célibataire, brun, 40-50 ans, de type caucasien, les cheveux ébouriffés, mal fagoté, silhouette ronde, barbe de trois jours, ombrageux, aimant la lecture, les promenades, la cuisine, 1m80, 90 kg, loisirs : « autres » (il n’y a même pas de case pour l’astronomie alors qu’il y en a une pour l’œnologie !). Il va lui arranger des RV, cette fois c’est juré ! Il ne la laissera pas continuer à le draguer pendant des mois.
Il veut se rouler un joint avant de cliquer sur le bouton « valider » (c’est plus ou moins traditionnel chez lui quand il se demande s’il ne va pas faire une connerie et que sa vie ne tient qu’à un clic). Il prépare le filtre, la feuille, le mélange de tabac patiemment réduit en miettes. Il veut rajouter un peu de Chocolope. Il se souvient avoir laissé les sachets planqués dans la commode de l’entrée derrière des bottes pleines de vase. Il y va. De la vase, des bottes. Plus de sachet.
Perdre un truc. Ce qu’il déteste beaucoup. Perdre de l’herbe : ce qu’il déteste le plus au monde. Le délire et la colère commencent avec la vaine recherche.
Plus de sachet, putain.
Plus de sachet, bordel.
Plus de sachet, bordel de putain de merde.
On me l’a volé.
Mais non, voyons, ça n’a pas de sens. Tu as dû les oublier quelque part ailleurs dans l’appartement ! Voire même dans la voiture….
Non, débile, ça ne vaut pas le coup de descendre. Sur le balcon peut-être ? Il va voir. Juste un cendrier posé sur la petite table ronde métallique (celle qui lui sert pour ses petits déjeuners au soleil) et son smartphone qui s’est mis en veille.
Mais qui a bien pu faire ce coup-là ?
Jouvan ? Arigond ?
Estelle ?????
Ou alors…
Snif…
Madame…
Paiiiinviiiiiin…
Soupir…
Non, arrête de déconner.
Jamais Mme Painvin ne se serait permise de fouiller dans les affaires de Macaron. Et quand bien même elle se le fût, de lui dérober des effets personnels. Sauf à avoir une bonne raison. Et elle n’en avait pas, si ce n’est de protéger Macaron contre la tentation. Cette pensée le fait frissonner :
« Brrr. Quelle horreur ! ».
Ou pire, elle voulait me dénoncer aux flics (absurde !).
Bref, on laisse tomber Mme Painvin, c’est forcément moi qui les ai planquées et qui ai oublié la planque – ou alors Jouvan, sur un coup de tête – n’importe quoi, il a fait de la plage en famille toute la journée !
Ou alors un voisin qui sera sorti sur le palier après moi mais qui aura vu la porte ouverte… Mais bon, il faut vraiment être gonflé.
Ou alors les flics.
Mais dans ce cas quelqu’un les a prévenus ? Ni Mme Lascaud ni M.Ménard, je pense. Du reste ils doivent se taper un p’tit joint, eux aussi, de temps en temps, alors à quoi bon ?
Mme Painvin peut les avoir prévenus. Elle est suffisamment conne pour ça. Mais non, débile !
Estelle ? Pour me faire chier ? Raphaël, sûrement pas, c’est le genre jeune homme sage et beau, qui ne boit pas et ne fume pas. Danderyd, pour une boum ? Mais non, impossible, je crois qu’elle est en voyage d’étude au Portugal, en ce moment.
Inès ? Pff. Elle s’en tamponne, de moi, Inès, à présent. Elle n’en a plus rien à foutre. J’ai essayé de la considérer pour morte, mais rien n’y a fait, il a fallu que je lui écrive… et ça dure… et quelques années après j’en suis resté au même point : cette admiration béate et totale pour cette femme, instantanément, dès le premier échange de regards. Tellement magique.
Mais c’est du passé, à présent, d’après ce qu’Inès semble vouloir faire de cette histoire.
Alors non. Tu ne les as pas mis derrière les bottes, mais ailleurs. Les planques habituelles ne donnent rien. Merde, l’herbe a vraiment disparu !!!
Il va falloir se renseigner pour retourner bientôt à Amsterdam.
Et c’est ainsi, abattu soudain par le manque de ce qui était censé être, pour encore deux ou trois jours, la principale source de son plaisir de vivre, que Macaron, embarqué dans les délires paranoïaques comme seule la drogue peut en occasionner, se résigne finalement à se coucher pour oublier.
Oublier que juste avant de redescendre voir les flics, il a lui-même changé la marie-jeanne de planque au dernier moment, dans un endroit connu de lui seul (l’armoire à pharmacie)…
Oublier les deux petits cons qui ont foutu un maxi bordel.
Oublier cette énième journée perdue à fumer et à glandouiller.
Oublier les sirènes de la police et les tracteurs en bande invisible organisée.
Oublier le soleil.
Oublier qu’il a de la haine, qu’il est un petit personnage miteux et sans intérêt qui n’intéresse qu’une concierge miteuse et sans intérêt, oublier le monde et son brouillard, oublier qu’il a oublié, et dormir, enfin ; et puis essayer de rêver aux femmes de sa vie avant de constater qu’elles sont si loin, même en rêve, pour finalement cauchemarder une fois de plus. Le cauchemar si fréquent. Macaron est un enfant juché sur les épaules de son père. Ils se sont égarés entre deux bosquets et deux autoroutes. « Promis fiston, je reviens dans 5 minutes ». Mais il sait qu’il ne reviendra pas. Son père le perd dans la forêt sombre, et le voilà seul, tout seul, jusqu’à la fin des temps.
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