02 - Macaron (début du chap.2)

 


Une autre histoire avait commencé quelques années plus tôt, ce fameux jour de septembre où il pénétra pour la première fois dans la cellule d’Inès.  Une grande brune digne.

Macaron était universitaire, jeune professeur d’astrophysique, maître de conférences dans une petite faculté de province.  Il était même directeur de recherche, à trente-six ans à peine.

***

Il se souvient.

Les murs de la fac, vieux, beiges, écornés.  Les échos dans les couloirs interminables.  Les voix des fantômes et des agents de ménage.  Il marche, son cartable sous le bras, il se dépêche, il est en retard, le parking est merdique, trop petit, combien de fois l’a-t-on dit au conseil d’administration.  Garé trop loin pour être à l’heure. 

Il fait donc irruption au pied de l’amphithéâtre dans une humeur plutôt défensive.  Mais il connaît la posture à adopter pour faire taire les sarcasmes : celle de l’homme pressé.  Je n’ai pas que ça à faire, bande de petits cons, bougre de troupeau de feignants.

Le double tableau blanc immense, qui de tout son poids pèse au bout d’une grosse ficelle synthétique autrefois blanche aussi, est massif, brillant et noble. 

L’ouverture du cartable, accompagnée d’une volée de stylos feutre à encre effaçable, illustre quelques brefs et autoritaires mots d’excuse puis de rappel des objectifs du cours.  Macaron règne sur son petit monde grâce à son masque du tyran qui se fait toujours attendre (c’est même à ça qu’on les reconnaît).  L’éclairage de l’amphithéâtre est plutôt bon surtout quand il reçoit le franc soleil.  Les regards des étudiants sont absorbés, non vers lui, mais sur leur tablette, l’un gardant l’œil sur un match de tennis de son champion préféré, l’autre récupérant les cours qu’il avait loupés, le troisième jouant à un ersatz de Candy Crush.  Les yeux des étudiantes sont souvent tournés ailleurs, vers le bas pour certaines, envoyant des sms par leur smartphone.  D’autres yeux, d’autres étudiants, sont bien tournés cette fois vers lui, certains rieurs, certains ennuyés, mais quelques-uns admiratifs et souriants.  Les intellos du premier rang : celles et ceux qui sont vraiment là pour ça, prêts à explorer l’Univers, à faire les archéologues des quasars, des lentilles d’Einstein, des ondes gravitationnelles, des comètes, des galaxies.   Il y a aussi, parfois, les questions idiotes et les airs nigauds, narquois de ceux du fond.  Ils se lèvent, ils n’ont encore rien compris aux équations de la relativité générale, probablement encore saouls de la veille, ils sortent boire un café tandis que Macaron énonce quelque calcul permettant de paramétrer la constante cosmologique.

Mais pendant tout ce temps, Clignotant prend bien rigoureusement des notes.

Ah oui ! Clignotant, le seul et unique fayot mâle du premier rang.  Sans quil le soupçonne, ses camarades lont affectueusement surnommé « Clignotant », parce quil ne brille pas par la constance de ses idées et qu’il est toujours à côté de la plaque. 

Pourtant il a un côté candide.  Il rafraîchit l’ambiance, il la détend.  Macaron en a fait un souffre-douleur amical.  Plaisanteries.  Non, Chandrasekhar n’est pas une étoile, mais oui, bonne idée, on pourrait en baptiser une ainsi.  Du reste, il y a un astéroïde de la ceinture principale qui porte son nom.  Non, la ceinture principale n’est pas celle de mon pantalon ! (rires)  Etc.  Affligeant et efficace à la fois !  Clignotant, loup oméga, joue la victime de bonne grâce même s’il doit probablement être secrètement humilié par ces petites piques.  Macaron, loup Alpha dans son amphithéâtre de cours, a un peu honte de cet abus de faiblesse.  Mais il considère que la pédagogie de l’astrophysique ne doit souffrir aucune concession pour parvenir à ses fins.

 

***

Il se souvient.

La cellule, fraîche, sombre, et les cheveux d’Inès.  Son trouble à elle, dès le départ, les mains qui recoiffaient nerveusement les cheveux, un camée en pendentif qu’on lui avait autorisé, et qui apportait une touche de blancheur sur la sobriété de tenue réglementaire noire dans laquelle elle gigotait.  Nerveusement, elle gigotait, elle ne s’en rendait pas compte, si bien qu’il eut un regard amusé, interloqué ; ses yeux pétillèrent et sa voix sadoucit tandis quil se présentait.  Non, il ne bafouillerait pas, il aurait le regard et le verbe fermes.  Sa main fut ferme quand il la serra et qu’elle lui adressa un sourire plus long que courtois.

Inès avait fait le trottoir.  Survie, nécessité, facilité, pari.  C’était juste après toute cette période noire qui avait vu la COVID19 et variants, puis la nouvelle peste canadienne qui infectait non seulement les humains mais aussi la plupart des animaux vertébrés, ravager de nombreux écosystèmes et près d’un tiers de l’humanité.  En parallèle, faute au réchauffement climatique, le niveau moyen de l’eau s’éleva d’une dizaine de mètres, ce qui fit que l’Everest perdit 10 mètres du même coup, et la disparition progressive de la végétation de forêts, couplée à un délire morbide et totalement délétère de croissance industrielle minière causèrent des ravages aux conséquences humanitaires jamais anticipées. Inès avait fait ce qu’elle pouvait pour lutter contre la terrible crise économique, et les terribles effets qu’elle avait eu sur les petites gens. Son corps était terrible, aussi, beau et attirant.  « Je vais jouer la veuve joyeuse.  Ils auront envie de me consoler et ils en jouiront moyennant finances ».  Celui-là, Macaron, lui parut tout dabord assez laid, dans son pantalon brun de velours et sa veste verte étriquée et pas assortie.  Les cheveux en bataille, bouclés, poivre et sel, la barbe un peu folle et mal taillée, broussailleuse, ses cernes pesaient sur les pommettes.

Inès était (alors) une pute.  Pourtant, oui, elle fut séduite.  Inspirée, serait peut-être plus exact.

 

***

Il se souvient les copies électroniques au format PDF, les nuits de correction à n’en plus finir, et les thèses à relire.  Les enfants qui grandissent, et la vie commune avec Estelle.

 

Pourtant il a encore de la force…

 

Il tient, il aide, il œuvre, mécaniquement, par sens du devoir, s’épuisant nerveusement, ne soufflant pas, mais s’énervant parfois – oui, les colères - trop sensible au stress qu’il est, et trop stressé de fatigue, et trop fatigué d’excès.  Trop littéraire passé vingt-deux heures.  Trop tard couché et trop tôt levé.  Trop grognon et solitaire le matin.  Trop terre à terre avant quinze heures.  Trop à bout d’adrénaline, trop en manque d’endorphines.

 

***

 

Il était rentré dans la cellule d’Inès et le sourire lui était revenu comme s’il était juste parti pisser alors que ça faisait longtemps qu’on l’attendait.

 

***

 

Il se souvient.

Estelle, son ex-épouse, ils se sont mariés après dix ans de vie commune, elle est infirmière.  Leurs enfants sont beaux comme nous serons des milliards et nous vivrons en paix.  Le couple est tragique, éteint, sexuellement mort, déphasé, comme un dipôle dont l’un des bouts est un cadavre.  Estelle est un bout nécrosé.  Garcin (enfin, Macaron, quoi, sobriquet offert par les étudiants) a réussi à tout cramer.  Il s’en veut d’en trop vouloir.  Il veut s’en vouloir.  Il s’en veut de le vouloir.  Et le cercle noir tourne et tourne encore.  C’est sa vie, son âme, son karma.

 

***

 

Inès (la détenue à qui il rendait visite) fut tout de suite intriguée par ce brun ténébreux et solidement bâti, mal fagoté, tout droit sorti d’une pièce de Victor Hugo, à la voix douce, au potentiel de puissance.  Inès était étudiante en littérature, avant de se faire jeter par ses parents pour des petites histoires de petites coucheries et d’impayés familiaux.  Elle avait besoin de fric.  Elle avait bossé comme caissière de supermarché, comme hôtesse d’accueil, comme auxiliaire de vie scolaire.  Mais travailler l’emmerdait, son truc à elle, c’était de lire et d’écrire.  Pas moyen d’enchaîner deux pages quand on accueille les touristes d’un jour pour une chaîne d’hôtels réputée !  Pas moyen de finir un poème quand on a le petit Jason à surveiller en permanence pour qu’il évite les conneries.  Alors que quand on est pute, là, oui, la lecture devient un style, la lectrice devient un rôle.  Une composition de Barbara.  Patiente, immobile, sur son trottoir, son cul somptueux posé sur la balustrade d’une fenêtre de rez-de-chaussée aux volets clos, des cheveux bruns laqués qui brillent sous le réverbère, robe noire sans frous-frous étriquée, elle lisait systématiquement un bouquin en attendant le client.  Et elle écrirait des poèmes après la passe.  « Rien à foutre, j’aime la baise, et c’est bien payé, par ici la monnaie.  Comme ça je fume tant que je veux, ça m’inspire, et merde au qu’en dira-t-on ! ».  Après les crises sanitaires, les législations sur la prostitution avaient été assouplies.  La profession était reconnue désormais, les clients n’étaient plus pénalisés, mais ils payaient la TVA.  Il avait semblé aux nouveaux dirigeants que les putes contribuaient au redressement (phallique comme économique).  Certainement, en fait, une des milliers de micro-mesures destinées à lutter contre le chômage, et plus généralement une mesure pensée pour alléger la grave dépression psychologique collective ambiante.  On approuvait ou pas...  Mais en cette rude époque, les esprits libertaires et égalitaires n’avaient plus vraiment voix au chapitre.  Inès avait décidé d’en tirer son parti, mais elle n’avait pas payé ses impôts, plus par négligence que par révolte.  Payer ses impôts était pourtant indispensable à l’exercice de son activité professionnelle ; c’était un grave délit de simplement omettre de le faire.  Les nouvelles lois ne plaisantaient pas avec les professions libérales et en particulier les professions du sexe ; elles devaient sacquitter de leur écot annuel, plus ou moins considérable, sous peine de prison ferme.  C’était ainsi.  Les citoyens survivants n’avaient rien dit quand ce nouveau parti écologiste néo fasciste avait pris le pouvoir.  Il fallait bien que l’humanité tire les leçons du passé.  Il fallait un pouvoir de fer pour corriger les dérives et préserver la vie sur la planète en surchauffe.  Et Macaron approuvait cet état de fait.

 

***

 

Il se souvient de la nuit d’Estelle.

Ils sont partis en vacances au soleil tous les deux, près de l’eau inlassable et chaude, dans un motel dont toutes les chambres donnent au rez-de-chaussée et dont les stores se baissent incomplètement.  En sortant dans le petit jardin privatif qui entoure leur maisonnette, il s’éloigne dans un coin d’ombre, masque le côté gauche de son visage, celui où frappent, depuis la chambre tamisée, quelques traits de lumière.  Il contemple un moment les étoiles de l’hémisphère Sud, Eridan, La Carène, le Scorpion dans une splendeur inégalée, Acrux… Et puis un mouvement à l’intérieur de la pièce détourne son attention.  Estelle procède à ses ablutions vespérales habituelles.  Penchée presque à angle droit sur un petit lavabo, elle est immobile.  Elle laisse à une brosse à dents électrique (pas encore interdite dans ce coin de paradis) le soin de faire le travail à la place de ses mains et de ses bras.  La vue depuis l’extérieur est ainsi heureuse que les rideaux sont restés entr’ouverts, que les stores imparfaitement baissés camouflent avantageusement tout voyeur nocturne sans en gêner en rien la vision, et que l’on peut voir en enfilade un fauteuil confortable en cuir, le lit King-size, la salle de bains - WC.  Estelle, encore habillée, est tournée de trois quarts.  Ses jolis pieds nus entrent et sortent de ses chaussons.  Elle se dandine comme une Estelle qui a un peu bu.  Les cocktails sont traîtres.

 

***

 

Il se souvient.

Il se présenta à Inès après lui avoir fait une poignée de mains, mains qu’il s’était désinfectées au gel hydroalcoolique. 

« - Bonjour, je mappelle Garcin Sarako, je suis le professeur mandaté par ladministration pénitentiaire pour procéder à votre accompagnement vers la fin de vos études supérieures.  Je précise que je le fais à titre bénévole, je n’ai rien d’autre à gagner dans l’histoire que votre réussite et votre retour à une vie plus… disons… citoyenne.

(elle le regarda avec un sourire amusé se frotter à nouveau la pulpe des doigts sur ses paumes sèches).

-           C’est quoi, une citoyenne ?

Après avoir lentement digéré la question, il sourit à son tour :

            -    Une habitante de la cité.

-           Grande nouvelle…

-           La cité grecque, si vous préférez, mais je ne vous apprends rien.

-           Bref, une troupière reconvertie en notable, une bourgeoise qui écrase ses semblables et intrigue pour monter en société !

-           Ou bien une sage, une juge, une électrice, une représentante...  Pas une putain toxicomane.  Pas une fraudeuse fiscale.  J’ajoute : et pas non plus une femme intelligente qui se marginalise bêtement. 

 

***

 

Macaron a prétexté vouloir écrire de la poésie, mais Estelle sait ce que cela signifie.  Un petit joint pour une petite branlette en solo.  Elle ne lui en veut pas, c’est mieux comme ça...  Mais pour une fois elle aurait quand même bien fait l’amour.  Et si elle allait le surprendre ?  Si elle passait sa révulsion naturelle pour, malgré tout, profitant de la brise exotique et de la Lune propice, aller le mater, lui et son va-et-vient, sa langue agitée et son ventre bedonnant, illuminé par l’écran froid de l’ordinateur ?  Dégoût furtif. Non.  Et puis oui, quand même, ce soir, ça lexciterait.  Lidée se fait suffisamment précise pour que le corps esquisse une sortie de la petite salle de bains aux faïences sable.  Macaron, tapis dans l’ombre à l’extérieur, loin encore de s’être mis à table, sent soudain le danger et contournant le pignon sud, revient prestement sur la pointe des pieds vers la terrasse aux vieilles boiseries.  Il a à peine le temps de se rassurer sur le fait qu’il avait déjà allumé l’ordinateur.         

Elle le trouve à l’entrée de la maison, le dos tourné, la tête levée vers le ciel.  Son homme lunaire rêve à la Lune.

-           Tu n’oublieras pas de préparer le café avant de te coucher ?

-           Non… non…  viens voir, y’a un ciel magnifique !

-           Ah ouaaais, c’est vrai !  On voit bien les étoiles. 

-           Et regarde le Scorpion !  Antarès est dune rougeur incroyable.

-           Où ça, à gauche, là, au-dessus du… machin… le truc avec les petites boules rouges, là !

-           Le grand fruitier là ?  Ah merde, cest vrai, comment on dit

-           Et quand tu les écailles ça donne un fruit blanc et très sucré…

-           Ouais, trop bon….

-           Un kumquat ?

-           Mais non le kumquat c’est jaune !

-          

Macaron sourit soudain :

-           La confiture d’ananas… ce matin… et la confiture de ?

-          

-           Ddeeeeu ?!?

-           Mais j’en sais rien, flûte !

-           De litchis ! Cest larbre à litchis ! 

-           Oui, c’est ça, une paume de la main au-dessus.

-           Oui, c’est Antarès.

-           Ah ouaaais…  Elle est bien rouge mon étoile…

-          

-           ...

-           C’est calme…

-           Bon, je vais me coucher.  Bonne nuit.

Un baiser pieux. Des dos qui se tournent.

Des pas silencieux qui regagnent la chambre.  D’autres qui retournent dans le jardin. On laisse au croissant de Lune le temps de baisser de quelques minutes d’arc sur l’horizon, un croissant qui trempe dans le capuccino de la nuit (café noir d’absence de tout, sucre cristal d’étoiles, crème de Voie lactée).  On s’approche du volet.  On observe la chambre.  Elle est vide.  Mais il voit des pieds dépasser.  Estelle pisse.  Il ne la voit pas, mais la devine pisser, un mouvement involontaire dans les orteils.    Puis il perçoit la tension musculaire et des genoux apparaissent.  La silhouette redressée se tourne.  Globes puis lobes de chair tendus.  Des épaules qui travaillent.  Mains cachées de toilette intime… 

L’œil de l’espion avance imperceptiblement comme une panthère à l’affût, un cône de lumière se projette sur le profil de ses cils et de son iris.  La nuit rafraîchit le gazon qui mouille ses pieds.  Disparition de la silhouette nue.  Extinction d’une loupiote.  Bruits entremêlés de vagues extérieures qui roulent et de chasse d’eau intérieure qui coule.  Elle met une culotte,  dentelles bleues lagon.  Elle prend un temps considérable à éteindre son téléphone portable.  On voit son sexe brun à travers le tissu délicat malgré la pénombre.  Elle s’avance vers le lit, seins au tamis d’un ocre de chevet, elle semble hésiter, ressort de la pièce.  Marche arrière, toute, on regagne la terrasse en froissant l’herbe humide aussi légèrement que possible, comme un nain déguisé en elfe.

Elle a été plus rapide que lui mais elle ne devine rien, restée cette fois à l’intérieur dans le salon d’entrée brusquement rallumé, absorbée par son téléphone qu’elle cherche à rebrancher.  Il la voit de loin, la contemple puisqu’elle semble vouloir s’offrir au regard sans trop de pudeur, attend que la porte vers la suite nuptiale se referme.  Son dos lance dans la pénombre retrouvée une dernière image subliminale de silhouette nue en ombre chinoise, un contour de fessier digne de l’Australie !

 

***

 

Il se souvient des dents blanches d’Inès et de son regard vert insolent et de ses lèvres rouges.

-            « Je revendique ma marginalité, monsieur.  Jen suis fière.  Si tous les citoyens étaient marginaux, la marge deviendrait la règle et la tolérance règnerait.

-           Vous avez sans doute raison.  C’est une vision qui ressemble à l’enseignement de Socrate.

-           Sauf que Socrate en est mort, et que moi, je veux vivre.

-           Vous vivez, oui, cela ne fait aucun doute.  Vous semblez bien vivante.  Mais cette cellule, cet endroit…  Pour une fille comme vous…  Tt tt…  Il ne manque que la cigüe !

-           Femme.  Je suis une femme.  Ne dites pas fille, ça fait misogyne.

-           Ne faites pas la maline.  Vous n’avez rien à foutre ici, et je viens pour vous aider à sortir.

-          

-          

-           Enchantée, Inès Frassaxe.

-    Et moi Macaron, pour tous mes étudiants.  C’était Chewbacca autrefois, mais ce n’est plus la même génération, j’en ai peur.

-     Chewbacca pourquoi donc ?

-     Un monstre gentil qui gueule souvent. »

 

***

 

Il se souvient revenir rapidement dans la rosée froide et la pénombre, ses pieds tâtant le meilleur emplacement pour que son œil soit placé à la bonne hauteur, souffle retenu, battements de cils imperceptibles et nerveux.  Estelle a eu le temps de mettre une chemise de nuit.  Le spectacle de sa chair est terminé, mais commence celui de sa grâce.  Après avoir une dernière fois ajusté l’encolure, elle se tourne de profil par rapport au miroir, amène son menton au-dessus de l’épaule gauche, se regarde, hoche la tête, lève les coudes légèrement, défroisse le bas de sa chemise blanche comme Lune, se parle à elle-même (Macaron a quelques notions de lecture sur les lèvres, mais il ne comprend pas grand-chose : Estelle baragouine visiblement inconsciemment, cherchant l’écartement idéal de son compas affectif sans savoir qu’il est retenu par une vis sans fin).

Puis elle se retourne, fouille dans sa table de chevet, avale un cacheton avec un verre d’eau déjà préparé par elle, soulève le duvet léger, replace idéalement l’oreiller, pose sa montre, s’allonge, prend le livre, et lui tourne le dos.

Le spectacle est terminé.  Place à l’imagination.

Il est temps de rejoindre la veuve ordinateur.

 

***

 

Le rayon du couchant devenait de plus en plus oblique dans la cellule, favorisant les jeux d’ombre.  Les rétines indirectement marquées par les contours d’Inès, Macaron fut soudain frappé d’une pensée toute spéciale : il allait se passer quelque chose avec cette femme.

Quelque chose de dévastateur entre elle et lui.  Quelque chose qui allait l’amener à la folie, au divorce, et, par la force des choses, il ne pouvait heureusement pas le deviner encore, longtemps plus tard, à Anja.

De son côté, Inès, le dos tourné de trois quarts aux barreaux encastrés à la lucarne rectangulaire, la nuque encore chauffée par le soleil lentement s’empourprant, ne voyait plus Macaron disparu dans la pénombre.  Elle entendait sa voix à mesure que l’entretien se poursuivit.  D’une oreille très sensible, Inès était réceptive à la moindre tonalité, au changement de rythme le plus imperceptible, et, entendant d’une attention distraite le contenu de ce que Macaron lui racontait, elle se concentrait sur le timbre de sa voix, pour y déceler les moindres granules, les moindres tranches de vie dissimulées dans ces sons des plus complexes…  Et les granules, il y en avait un paquet.  Ce fut de la voix, d’abord, qu’elle tomba amoureuse.

-           Bien, je crois que nous avons terminé.  Vous connaissez les formalités, à présent.  Je vous répète que vous avez quarante-huit heures pour vous rétracter, mais je ne vous le conseille pas.  Il est temps d’apprendre à vous respecter vous-même.  Comment voulez-vous être heureuse si vous n’apprenez pas à mieux vous connaître ?  Et vous ne vous connaîtrez que, non par lintrospection, mais plutôt par lexploration de vos limites.  Vous l’avez fait pour le sexe.  OK, il faut bien que jeunesse se passe…  Mais il est temps de le faire pour votre âme et donc d’abord, par exemple, par votre intellect.

Inès prit ce ton narquois que Macaron allait apprendre à adorer :

-           Vous n’êtes pas mandaté pour devenir mon confesseur !

-           C’est drôle cette histoire de con-fesseur.  Un fantasme sadomasochiste, sans doute…

-           Désolée, mais je ne comprends pas.

-          

Macaron leva ostensiblement les yeux en signe d’ironie.

-           Je ne suis pas SM !

-           Vous croyez ?  On pourrait penser le contraire à votre look gothique.

-           Désolée si l’administration pénitentiaire n’a rien de mieux à proposer que ces pyjamas informes…

-           Vous avez tort.  Ces pyjamas sont inspirés des pyjamas marocains, ils ont toute une histoire.  Ils sont chauds.  Ils sont doux.

-           Vous plaisantez très cher !  Cest du mauvais lin qui gratte mais je vous concède quils sont assez chauds.

-           Donc voilà, admettez-le, toutes les prisons pour femmes du Monde ne revendiquent pas un tel étalage de luxe !  Avez-vous remarqué cet astre brillant, au moins, derrière vous ?  Vénus se couche peu de temps après le Soleil.  Le deuxième astre le plus lumineux de la nuit après la Lune.

Inès, belle et acide comme Vénus,  prête à mordre,  accentuant sa séduction, se retourna sans pudeur et... Macaron n’en perdit rien.

Après avoir lentement soulevé ses coudes sur le petit rebord de la lucarne, elle pencha sa tête de côté en mettant de l’ordre dans ses cheveux, parce qu’un barreau et quelques-unes de ses mèches brunes lui gênaient la vue.

Macaron aimait les femmes qui, devant lui, remettent de l’ordre dans leurs cheveux. Il faisait nuit, Inès était à son tour une ombre chinoise dans la clarté lunaire.

-           C’est vrai qu’elle brille.  C’est l’étoile du Berger, c’est ça ?

-           Vous voyez que vous êtes cultivée!  On se voit lundi. »

 

***

 

Il se souvient des enfants, Danderyd et Raphaël, de ces quelques belles putains d’années où ils furent heureux tous ensemble, pied-à-Finistère aux volets bleus.  Il se souvient les après-midi passées à tondre une pelouse trop revêche, les griffures sur chacun de ses membres après avoir lutté pour désherber les bosquets embroussaillés du jardin.  Il se souvient les chasses d’eau à réparer, le barbecue à nettoyer, les crottes du chat à ramasser à la pelle, les vélos à régler, les courses à faire, les repas à préparer…

Il se souvient les fréquentes nuits de frustration vécues sans que son épouse lui accordât quelque câlin, quelque tendre baiser, quelque séance d’amour.

Il se souvient aussi les rares moments de grâce où le privilège lui était donné, ô suprêmes auspices favorables enfin, de pouvoir faire l’amour à Estelle : Raphaël parti à vélo prendre son cours de voile, Danderyd chez son petit copain François, et du soleil à en réchauffer même sa glaciale épouse, voilà les circonstances propices.

 

Il se souvient du reflet ensoleillé de leurs corps entremêlés, dans la baie vitrée de la chambre.

 

***

 

Macaron avait intensément savouré sa joie lorsque, le délai légal passé, Inès ne s’était pas rétractée.  Elle s’engageait dans cette formation.  Le premier contact avait matché.  Scoré même.  Il se souvenait de son trouble à elle et de son trouble à lui.  Macaron se voyait comme un tuteur, se rêvait maître philosophe, doux comme un agneau, rêveur comme un menteur. Il avait eu hâte de la revoir.

La seconde rencontre fut tendre.  Echanges involontaires de sourires, gigotements permanents de la belle brune, répartie plutôt assurée pour Macaron, qui s’y était préparé tout le week-end sans que son épouse le devinât, enfouissant profondément pour ne rien en révéler les sentiments qui l’animaient soudain.  Macaron aspirait à la tendresse et sentit qu’Inès en avait à revendre. Macaron assumait sa propre part féminine et était séduit par une certaine masculinité rebelle dans le caractère d’Inès.  Il sentit que, le moment venu, celui qui se construit dès le début, dès la première seconde d’une rencontre, le moment venu, Inès serait dominatrice et ensorceleuse.

Elle ne serait pas passive, silencieuse, sans appétit.  S’il la séduisait – et tout semblait indiquer qu’Inès voulait être séduite – il jouirait de tous les plaisirs et savourerait tous les bonheurs.

De son côté, Inès réalisait peu à peu que cet homme à la voix si douce et si profonde avait toutes les caractéristiques d’un ange : elle s’était retrouvée à croupir en prison et cet homme engagé venait pour len sortir et lui apporter des perspectives nouvelles.  Elle navait plus fait lamour depuis un paquet de temps : son dernier travail étant doffrir les services de sa chair, son corps était repu voire même presque déjà dégoûté – elle s’en apercevait à présent – des choses du sexe.  Et dans une brève introspection, ce qu’Inès refusait d’habitude de faire par conviction philosophique, elle sut qu’elle aimait faire l’amour avec des amants, et non se faire baiser par des clients.  Elle était perdue, sans le sou, fâchée avec sa famille, sans amis : elle assumait d’être quelquun de froid et dinamical mais assumait moins bien la solitude...

Furent tour à tour évoqués : les dernières lectures (Macaron se contentant d’un ou deux romans par an, en complément d’abondantes lectures scientifiques et sportives, tandis qu’Inès était bibliophage), les derniers films plus ou moins inconnus les uns de l’autre, la thèse sur laquelle Inès voudrait plancher, la musique de Wagner qu’ils découvrirent être une passion commune, la pluie et le beau temps, les vacances en Bretagne.  Le plaisir du vent et de la mer. Tristan et Yseut…

Macaron fut séduit quand Inès lui révéla qu’elle adorait traquer les « petites bêtes » comme elle les appelait tout simplement.  Il limaginait, cheveux au vent, plantée sur quelque grève de rochers battue par une forte houle qui lui soufflait parfois quelques embruns sur son ciré jaune, accroupie pour débusquer une étrille ou un bernard-l’hermite, tandis qu’il lui composerait quelque chanson tragique en ode romantique à sa beauté.

 

***

 

Il se souvient la nuit des enfants, le premier été après son divorce.  Tout seul, quinze jours, avec Danderyd et Raphaël.  C’était le soir d’un temps magnifique comme on avait rarement vu en Bretagne à cette période de l’année.  Garcin avait concocté un bon repas avec apéro…

On installe le brasero dans le soir, on allume les lampes-tempête, on joue au Cluedo, on raconte des histoires et on envoie des SMS « cartes postales » dans le crépuscule.  Puis on joue au jeu de lastronomie : le premier qui voit une étoile et la nomme reçoit 1 point.  Une planète vaut 2 points.  Une constellation vaut 5 points.  Un objet du ciel profond vaut 20 points.  A chaque étoile filante, on peut faire un vœu en secret.  Celui qui compte le plus d’étoiles filantes gagne cent points.  Ouiiin, Danderyd n’est pas d’accord.  Elle n’a pas une très bonne vue, elle a peur de ne pas en voir.  On redescend à dix points.  Les flammes font crépiter les bûches du brasero.  Certaines viennent embrasser d’un peu trop près la branche la plus basse du mimosa.  Les feuilles de la branche en rougissent quelque peu, bronzées de feu.

Les étoiles apparaissent peu à peu :

« Vu !  Là-haut !   Véga ! »  Raphaël pointe du doigt la grande bleue qui ne culmine pas encore tout à fait au zénith, mais qui domine de sa brillance le grand triangle des trois « Belles dEté » que complètent Altaïr et... 

« Vu !  Deneb !  La queue du Cygne !  Quatre fois plus éloignée et pourtant presque aussi lumineuse ! ».

« Papa et Raphaël ont chacun 2 points ! »

Danderyd n’est pas en reste.  Elle nomme successivement Arcturus (qu’elle affectionne en secret, en jeune amatrice de Goldorak), Alcor et Mizar.

Raphaël, y allant à l’esbroufe, tente de faire croire qu’il a vu la constellation du Centaure, ce qui est impossible aux latitudes bretonnes.

Vénus, Jupiter, l’étoile polaire, Capella qu’on ne voit quasiment pas tant elle est proche de l’horizon du nord, Antarès, Alphecca, Hercule et son amas, la Lyre, le Dauphin et la Flèche, puis la petite Ourse et le Dragon, Thuban, Albiréo sont tour à tour identifiées entre deux étoiles filantes.

On remet quelques bûches dans le brasero.  Macaron et son fils devisent bon train.  Danderyd s’en plaint en chouinant : « Arrêtez de parler !  Vous me déconcentrez !  Jarrive plus à retrouver le vœu que je voulais dire ! »

Les deux garçons se taisent, puis reprennent plus bas leur conversation sur la vitesse démesurée à laquelle la galaxie d’Andromède s’approche de nous (400 000 km/h).

 

Trente secondes passent. 

 

Danderyd s’est endormie, la tête dans les étoiles et son petit corps dans les bras de son père…

 

***

 

Il se souvient des trois mois de travail qui suivirent, ils s’en souviennent tous les deux.  L’impertinence cajoleuse d’Inès.  Son labeur acharné.  Son intelligence remarquable.  L’écoute et la sobriété de Macaron, qui sans être taiseux disait beaucoup avec les yeux, et ce beaucoup était évident pour Inès.  Cependant, elle regrettait de ne pas l’entendre plus souvent soliloquer pour se connecter secrètement sur la musique de sa voix – peut-être l’avait-il remarqué du reste, et peut-être justement se taisait-il parce qu’il avait perçu une certaine distraction chez la jeune étudiante lorsqu’il se mettait à trop parler.

 

Macaron se fit plusieurs fois la réflexion qu’Inès avait probablement, consciemment ou non, provoqué les choses.  Elle avait provoqué volontairement cet enfermement, cette isolation du monde des hommes qu’elle ne rompait que pour travailler avec lui.  Elle ne manquait pas un seul virage dans les conversations pour trouver prétexte à se gausser sans cesse et s’épouvanter de la bêtise de ses semblables, surtout en société.  Marquée par l’œuvre de James Ensor, elle ne voyait que des êtres grimés, faux et avides de pouvoir.  Toutes les formes de pouvoir.  Tout ce qui pouvait aller à l’encontre de sa liberté de femme.  Son expérience de pute avait achevé de lui dresser un tableau peu reluisant des hommes en général.  Garcin se démarquait : il ne portait aucun masque, sauf peut-être celui de la timidité, qui n’était ni agressif ni conquérant.

 

Le matin d’un samedi de printemps, qu’il passait une fois de plus bien trop loin de sa famille, Macaron arriva avec de tristes nouvelles : linterjection dappel sur le refus de libération conditionnelle en vue de passer les examens en juin avait échoué, l’avocat d’Inès devait venir la voir d’ici la fin de la semaine pour lui expliquer les détails.  Mais la conséquence concrète était qu’Inès devrait passer l’été derrière les barreaux et attendre les sessions d’examen de septembre pour pouvoir valider son doctorat de littérature et de philosophie naturelles.  C’était une nouvelle branche du département littérature & philosophie : par application la plus stricte du principe de la laïcité et donc du respect absolu de toutes les consciences, l’Université acceptait que tout soit objet d’étude et de connaissance, et les thèses de Teilhard de Chardin, ressurgies via les nouvelles vagues de spiritualité contemporaines, se mélangeaient à présent avec des interprétations créationnistes – ou en tout cas transcendantales – de la mécanique quantique étendue.  On cherchait les vibrations des cordes dans la moindre histoire humaine.  Inès avait décidé de porter sa thèse sur l’amour.  L’éclairage de Macaron la complétait : le propos dInès était de discréditer lamour (en prouvant quil navait rien de transcendant, mais que c’était une construction psychique et culturelle), alors que le propos de luniversitaire était de lanoblir (en tâchant damener sa pupille à être persuadée du contraire).

 

-           Je sais que vous n’y êtes pour rien, Macaron, mais cependant je crois apercevoir au coin de vos lèvres comme l’esquisse d’un sourire qui se dissimule fort mal…  Vous semblez heureux que je ne passe pas mes examens tout de suite ?

 

Macaron ne voulut pas avouer qu’il se réjouissait de pouvoir bénéficier d’encore au moins trois mois de travail avec son étudiante vénérée.  Il trouva une excuse crédible parfaitement alternative :

 

-           Non, vous n’y êtes pas, sourit-il.  Je pense juste que vous n’êtes pas tout à fait prête. Je ne parle pas de l’examen de citoyenneté écologique et de culture générale, bien sûr.  Non, il s’agit de votre thèse : vous avez balayé de larges gammes… de la littérature à travers les âges, de la musique, de la peinture, des arts, c’est un travail colossal !  Vous avez démontré que lamour nest quune construction culturelle.  Bien.  Qu’il n’est pas émergent dans cet Univers, mais contingent.  Jean-Pierre BIBRING, entre autres, à l’appui.  Admettons.  Mais il y a cependant un mythe que vous n’avez pas étudié et vos jurés pourraient s’en étonner fortement – voire violemment !  Je les connais vous savez.  Il y aura probablement Lambert, Ben Moussaïd et Heugoff…  Heugoff est une pourriture, il est cruel avec les candidats, saignant.  C’est un enfoiré de première.  Il ne vous loupera pas sur ce coup-là.

-           Un mythe ?  Quel mythe ?

-           Ne soyez pas distraite Inès.  Un mythe totalement fondateur pour le monothéisme.  Ou plutôt le mythe de la fondation humaine, commun à tous les monothéismes.

-           Adam et Eve ?

-           Tout juste Auguste…

Inès parut contrariée et se mit à réfléchir longuement en maugréant imperceptiblement dans ses lèvres, pestant probablement contre le fait de n’avoir pas pensé à convoquer ce mythe à l’appui de ses travaux, ce qui amusa Macaron.  Elle releva enfin la tête, d’une allure triomphante.

-           Mais…  Je ne parle pas d’Adam et Eve parce qu’il n’y a rien à en dire…  C’est l’orchestration de l’avilissement de la femme pour les islamo-judéo-chrétiens !

Macaron s’attendait à une réplique cinglante et définitive de ce genre.  Inès était assez orgueilleuse à ses heures, et, prise en défaut, elle adoptait souvent un masque d’arrogance.  Il ne se laissa pas prendre au piège.

-           Oui, c’est une interprétation possible.  Vous devriez quand même y réfléchir…  Tout d’abord, connaissez-vous bien les éléments du mythe ?  Savez-vous le raconter ?

-           Eh bien, oui, sans doute…

-           Allez-y alors !

-           Oh, mais ça me barbe Adam et Eve !  Pourquoi pas Chapi Chapo, tant que vous y êtes ?  La naissance de la théorie du genre dans la pensée occidentale.!.

Je trouve plus rock et plus sexy de parler des Rita Mitsouko, désolée. »

 

Ce point fut tellement final qu’ils furent tous les deux pris d’une crise de fou rire.  Ils se calmèrent, se regardèrent, baissèrent les yeux.

 

Ils chantonnèrent en cœur : « les histoires d’a, les histoires d’A, les histoires d’amour finissent mal… en général ! ».

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