02 - Macaron (fin du chap. 2)

 


-           « Eden : un jardin merveilleux, sous un soleil éclatant de blancheur. »   Macaron ne put sempêcher de rajouter une précision astronomique : « Normale la blancheur du soleil : le cycle de combustion de notre étoile va vers une couleur de plus en plus rouge à mesure qu’elle s’approche de sa fin, d’ici quelques milliards d’années.  Inversement, quelques centaines de milliers d’années après sa naissance, le soleil est d’un blanc plus éclatant.  Et un jaune pâle teinté de bleu irise l’éclat très brillant du Dieu Soleil.  Dans le jardin d’Eden, les pas goûtent l’appui moelleux et caressant de l’herbe verte et grasse. Les sens s’éveillent au contact des fleurs, des arbres, du gazon, du ciel, des papillons blancs qui virevoltent, des cris et des odeurs de tous les animaux créés par Dieu pour qu’Adam et Eve se sentent moins seuls, et des nombreux fruits de toutes essences d’arbres.  Il y a deux pommiers plantés au milieu, selon l’acception mythologique courante, encore que le pommier semble être une construction culturelle de la chrétienté occidentale, il n’y est pas fait explicitement référence dans la Génèse.  Mais parlons de pommiers pour simplifier.   L’un donne un fruit vert, l’autre un fruit rouge (là encore, je simplifie).  La pomme verte est celle de l’arbre de Vie, c’est elle qui donne la vie éternelle à Adam et Eve.  Ils ont parfaitement le droit d’en manger (mais on n’en trouve que dans ce jardin).  La pomme rouge, elle, est le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Cette pomme rouge est le seul fruit défendu de tout le jardin, Adam et Eve ont défense d’y goûter sous peine de vengeance divine.  Très exactement : « si vous mangez de ce fruit, alors vous mourrez ».

-           Et pour compléter le tableau, l’interrompit-elle, un serpent qui va leur dire « mais si, pas de problème, Dieu raconte des conneries, vous pouvez en manger, vous nallez pas mourir empoisonnés sur lheure ! », et avec ce serpent, un macho qui, du coup, se laisserait bien tenter mais nose pas, et avec ce macho, une greluche qui va bêtement passer à lacte pour faire plaisir à son homme…  C’est bon, on la connaît !!

-           Mais pourquoi « greluche », enfin ?!?  Vous êtes dans la péroraison la plus totale, Inès, c’est encore parfois votre genre, malheureusement.  Il faut vous ressaisir !  Ayez ce ton devant Heugoff et vous allez vite le regretter.  Vous avez le droit d’omettre quelque chose dans vos travaux, à condition de l’admettre bon gré mal gré et de faire preuve d’un minimum de déférence et de sens… de l’imperfection.

-           Mais je ne pérore pas, je suis parfaitement calme et déférente !!  Le combat contre le machisme, qui vous tient tant à cœur, devrait être de commencer par accepter qu’une femme oppose des arguments, avec force dans la voix si nécessaire !  Quant à limperfection, cest précisément le chapeau que vous, les hommes, vous tentez de nous faire porter.   Vous tentez toujours de nous faire croire que nous sommes des êtres orgueilleux. C’est vous, les hommes, qui êtes orgueilleux !

-            Précisément, c’est toute l’humanité qui est orgueilleuse, Inès, vous le savez bien.  Ce n’est pas une question de genre, ça n’a rien à voir !  Il y a autant dhommes orgueilleux que de femmes orgueilleuses, et à mon humble avis il ny a pas d’êtres humains qui soient sans orgueil, même si certains savent très bien le dissimuler.

Je pense que c’était un élément de survie, ça a dû l’être, à un moment ou un autre du hasard darwinien de notre évolution, je n’arrive pas à concevoir vraiment quand…  Réfléchissons… Peut-être justement quand les humains ont commencé à déployer des stratégies pour apprendre à se vendre, quand la séduction et l’image sont apparues dans la collection des armes humaines.  Il fallait inspirer la pitié ou la crainte, il fallait donner l’illusion qu’on était meilleur, du point de vue de notre interlocuteur, qu’on ne l’était réellement.  D’ailleurs les chats qui font le gros dos ou les gorilles qui se tapent sur la poitrine, c’est la même chose.  Les fleurs qui sentent bon et les paons qui déploient leur roue aussi.  Ce doit donc être assez vieux, cette sélection par l’apparence.  Nous sommes devenus une race d’experts en maints domaines, et dans celui de l’apparence en particulier.  Jusqu’au point où nous avons eu besoin de nous convaincre nous-mêmes que nous étions meilleurs que nous ne sommes réellement.  L’orgueil, c’est quand l’humain est devenu humain, en fait !  Mais cest important parce quainsi, nous avons déjà pu surmonter un obstacle dans le symbolisme de ce Mythe, et plus ou moins donné ce sens à ce fameux serpent : la tentation est intimement liée à lorgueil.  Le serpent, cest l’orgueil, l’excès de confiance en soi, l’élan vers le plus haut, le plus grand, le plus beau, le plus fort, ce même élan qui pousse l’homme à essayer ou à explorer ce qu’il ne connaît pas, même si c’est défendu, même si cela semble impossible (et qu’est-ce que l’impossible, sinon un interdit divin ?) »

 Macaron ne s’apercevait pas qu’il était rentré dans un monologue presque intérieur.  Inès n’en perdait pas une miette.  Ses yeux pétillaient de larmes qui ne naîtraient pas vraiment, et, en souriant, elle admirait le bonhomme.

 -           « Mais toujours est-il que l’orgueil a clairement été un élément de sélection naturelle dans l’histoire humaine.  Alors inutile de vous étrangler de rage.  Ayez des colères saines.»

             Elle radoucit un peu le ton.

« - Je connais et je comprends parfaitement le mythe.  Vous avez sans doute oublié cher petit Macaron qu’Eve est façonnée par Dieu avec une côte d’Adam…  Ainsi l’Homme, d’abord, et la Femme, seulement, ensuite !

-           Et qu’implique ce « seulement », selon vous ?

-           Une potiche !  Une pintade !  Une esclave !  Une gourde qui se laisse tenter par le serpent à sornettes - parce que lHomme est trop pur pour pécher directement avec le Malin !  Cest la Femme, son pâle ersatz, qui goûte dabord le fruit et le lui donne ensuite.  Cest elle, la tentatrice !

-           Et donc ?  Vous aimeriez quils fussent nés simultanément ?  Qu’à cela ne tienne : décrétez-le !  Nous étudions une allégorie, nous sommes donc libres dinterpréter les symboles !  Oubliez les filtres judéo-islamo-chrétiens populaires !  Dautant plus que cette fameuse « côte » (daucuns songeraient à une côte de bœuf ou une côte dagneau) a été sujette à de nombreux débats parmi les théologiens eux-mêmes.  Certains pensant que lon pourrait tout-à-fait dire quEve est née « au côté » d’Adam, comme parallèlement à celui-ci, si vous préférez.  Ce qui change déjà pas mal de choses…

-           OK, admettons.  Et donc ? »

Inès avait enfin renoncé à sa péroraison et s’était mise en posture d’écoute sceptique, mais d’écoute tout de même, ce qui était un bon début pour Macaron.

-           « Beaucoup de gens sattardent, dans le mythe dAdam et Eve, à la création dEve en tant que seconde représentante de la race humaine, mais à mon avis ils se gourent.  Déjà parce que les exégètes ne sont pas daccord entre eux.  Par exemple, une autre interprétation serait qu’Adam (« né de la Terre ») représente lhumanité dans ce quelle a de terrienne, de matérielle, danimale.  Eve symbolisant dans ce cas sa nature spirituelle, réfléchie, inventive, apparue plus tard dans lhistoire de l’Humanité, quoique bien issue de la chair.

-           Et ensuite ?

-           Mais ensuite et surtout parce qu’on s’en fout de ce passage, ce n’est pas celui qui est au cœur du mythe.  Le cœur du mythe, c’est le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.  Et mon interprétation m’a amené à la conviction suivante : il faut être des TERRORISTES de lamour ! »

Inès resta sans voix pendant suffisamment de secondes pour qu’elles paraissent des minutes.  Un silence qu’il était bien en peine de déchiffrer, ce qui le séduisit tout en le déroutant.

-           « Vous restez muette ?  hasarda Macaron.

-           Non, enfin, si…  Je réfléchis au rapport qu’il peut bien y avoir entre le terrorisme de l’amour et le mythe d’Adam et Eve.

-           Vous voulez que je développe ?

-           Mais bien sûr cher maître, développez, je – suis – toute - ouïe (Inès prononça cette dernière phrase avec une goutte tellement dosée de silence entre les mots, basculant imperceptiblement son visage plus près de celui de son professeur en une onde de temps calme, que les mots étaient devenus des îles dans un océan d’érotisme.  Passionné par le sujet du jour, Macaron, cependant, ne se laissa pas perturber).

-           Très bien.  Revenons-en à l’action centrale qui occupe notre mythe.  Eve goûte au fruit défendu, sur les conseils du serpent.  Si nous reprenons ce dont nous sommes déjà convenus depuis le début de cette conversation, nous pouvons dire que la nature spirituelle et réfléchie de l’homme, sa proto-intelligence, donc, décide, tentée par l’orgueil, de désobéir et de s’affranchir de l’interdiction divine.  En goûtant au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, elle accède donc, c’est évident mais ça va mieux en le disant, à la connaissance du bien et du mal, et l’humanité devient donc une espèce égale à Dieu dans le sens où elle devient morale. »

(Macaron sentit une pointe d’ennui dans le regard d’Inès : son écoute semblait décliner à nouveau).

« Ou alors, autre interprétation plus terre-à-terre mais qui finalement reviendra au même, cest Eve qui, belle et voluptueuse sous le soleil pur de ce jardin d’Eden, est tentée par la fraîcheur de la pomme.  Elle n’en connaît pas encore le goût.  Elle le fantasme. »  (Inès releva légèrement un sourcil et ses prunelles se contractèrent imperceptiblement, mais suffisamment pour que linstinct de Macaron le note). « Elle ignore encore tout du fait que les fruits préparent aux meilleurs baisers, que leur goût frais et sucré est un nectar pour les bouches des amants.  Elle va passer du statut danimal (cest-à-dire pré-homo sapiens) qui ne se reproduit que par instinct, au statut d’humain qui transcende l’acte de se reproduire et le transforme en un acte de loisir – le premier loisir de toute l’espèce humaine.  Ces interprétations vous semblent-elles toutes deux également crédibles ? »

-           Inès prit un peu de temps pour réfléchir avant de répondre : « Oui, bien que radicalement différentes, elles me le semblent toutes les deux ».

-           On peut donc concevoir que le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal est indistinctement, l’accession de l’humanité à une dimension morale, ou bien le vol que l’humanité animale a fait à Dieu de la notion de loisir-plaisir pour devenir humanité humaine, à travers notre couple primordial, ceux-qui-n’ont-pas-de-nombril ?  Cest bien de cela quil sagit ?

-           On peut le concevoir… Il sagit bien de cela. »

Inès s’amusa du ton que prenait la conversation, Macaron se lançait dans un exercice de maïeutique et elle avait tacitement accepté de jouer le jeu.

-           « Puisque nous sommes d’accord sur ce point, poursuivons ce discours et portons-le, si vous le voulez bien, par un autre pilier.  Acceptez-vous de me suivre sur ces sentiers de bonne pente ?

-           Oui, je l’accepte » (nouveaux sourires amusés).

-           « Alors voilà.  Peut-on dire avec certitude que la vie humaine est un perpétuel tiraillement entre le bien et le mal ?  Que cest notre essence ?  Eros et Thanatos.  Yin et Yang.  Lune et Soleil.  Adam et Eve.  Le père et le fils, dans la tradition chrétienne.  Orgueil et déférence.  Les deux menteurs : Triomphe après Défaite (la crucifixion suivie de la résurrection, la sourate du Jihad, les poèmes de Lao Tseu…).  Vous êtes OK là-dessus ?

-           Je suis OK.

-           Vous êtes donc prête à énoncer que dans tout être humain, on trouve les deux visages de Dieu : celui du « plus », et celui du « moins » ?  Que lhumanité, cueillant puis goûtant le fruit, exerce son libre arbitre et donc se dote de la faculté de choisir, passant de l’unicité de son esclavage envers Dieu vers une dualité exprimée par son libre choix entre le bien et le mal ?

-           Oui, la dualité, « Juj » en arabe, quoi que celle-ci puisse aussi renvoyer à la dualité masculin/féminin.

-           Mais justement, c’est la même chose, j’y viens !

-           Tu… »

Inès, abasourdie et muette soudain, s’aperçut qu’elle venait de tutoyer son maître de thèse.  Macaron ne semblait pas s’être aperçu de la bourde, concentré sur son exercice de philosophie.  Un ange traversa la cellule puis Inès se reprit. 

-           « Vous y venez… et je vous vois venir.  Le bien et le mal ont un miroir dans le masculin et le féminin.

-           Je vous concède que c’est ce à quoi je songeais, pour aboutir à l’idée que la dualité est à la base de toute chose et que le concept de dualité précède tous les autres concepts. D’ailleurs, qui d’Adam ou Eve a vraiment pêché ?  Eve est fautive parce qu’elle a croqué la pomme ?  Non, Adam est fautif parce qu’il l’y a poussée ?  Non, elle est fautive, parce qu’il était amoureux, parce qu’Eve était belle et pure ?  Ainsi va la récurrence au sens mathématique : les arguments rebondissent à l’infini comme des balles, rendues possible uniquement parce qu’il y a dualité : Adam tout seul n’aurait pas joué à la balle morale.  Et le bien et le mal, c’est deux. L’amour n’existe que par la dualité.  Le bien et le mal (donc la morale) n’existent que par la dualité.  La reproduction n’existe que par la dualité.  L’électricité n’existe que par la différence de deux potentiels, donc par la dualité. « Deux » nest pas quun chiffre ou un symbole.  Cest « Deux » qui est linitiateur de la vie, de la physique, de la philosophie.  Deux, c’est Dieu !  Beaucoup de philosophes ont longtemps réfléchi aux concepts d’être et de néant comme étant opposés alors qu’ils sont parfaitement complémentaires ! De même, les informaticiens savent bien que tout langage informatique est codé, à la base, sur des suites de « 0 » et de « 1 ».  Quoi que lon étudie, et quoi que l’on cherche à décomposer en éléments insécables, il faut donc deux briques fondamentales, « 0 » et « 1 », pour constituer la base de tout le reste.  « Pas d’information » ou « Une information ».  Est-ce que vous me suivez et mapprouvez dans tout ce que je viens de conclure ?

-           Oui Macaron.  Et ça tombe bien : nous sommes deux dans cette pièce ! ».

 Il apprécia sans relever, sourit, et poursuivit :

-             « Mais es-tu également daccord pour dire que dans tous les mythes il y a un acte fondateur et révolutionnaire ? Un péché originel pour planter le décor ?

-             On se tutoie, maintenant ? ».

Macaron sourit.

-             « Pardon, cest le ton socratique qui déborde.  Êtes-vous toujours d’accord pour dire qu’il y a une forme de péché originel dans beaucoup de mythologies humaines, fondatrice de l’humanité dans son essence, dans sa substantifique moëlle ?

-             Oui, je le suis.

-             Etant donné la place fondatrice du mythe dans toutes les écritures monothéistes, l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est donc la loi fondamentale humaine pour tous ces peuples ?

-             Je suis toujours d’accord.  Quoi que je ne sois pas sûre que les fondateurs bouddhistes aient laissé la trace de quelque péché originel que ce soit.

-             Alors acceptez-vous que l’on se borne aux monothéistes, élargis à la pensée platonicienne ?

-             Et puis malgré tout, les bouddhistes ont aussi leur symbole de dualité, ils ne reconnaissent pas le péché mais l’erreur a sa place pour justifier le cycle des réincarnations.  On récolte ce que l’on a semé.  Une sorte de dualité graine-plante.  Il y a des graines dans la pomme d’Adam ?

-             Oui, bien sûr !  Vous navez jamais vidé une volaille ?

-             Non.  (Elle marqua un temps d’arrêt et songea que les conversations sur la cuisine peuvent être érotiques).  Je le concède, j’ai toujours acheté mes poulets déjà prêts à cuire !

-             Eh bien vous devriez le faire.  Sortir la « bouaille », comme dit mon ami Jouvan.  Ouvrir les gésiers et regarder ce quils contiennent.

-             Quoi ?  Que contiennent-ils ?

-          Des graines, dit-il en riant.  Mais reprenons.  Chez les grecs il y a aussi le feu dérobé par Prométhée. 

-             Vous pensez que Prométhée et Adam et Eve, c’est la même chose ?

-             Oui, je le crois Inès.  La même idée.  Les religions considèrent que l’humanité, par le biais d’un péché originel, s’est arrogée le privilège des Dieux.  Regardez-nous tels que nous sommes aujourd’hui.

-             Je regarde, Garcin, je regarde et j’écoute.

-             Nous avons des applications et des ordinateurs et des tablettes et des smartphones et des programmes et des algorithmes.  Nous les avons créés.  Nous sommes des Dieux pour ces machines, et en même temps nous dépendons d’eux de plus en plus.  Vous en convenez ?

-             Oui, j’en conviens.

-             Eh bien imaginez que demain ces applications, ces programmes, ces machines, se mettent à distinguer la connaissance du bien et du mal et qu’elles nous dérobent le plaisir, donc l’envie, donc l’amour, donc la jalousie, donc la haine…  Comment réagirions-nous ?  Nagirions-nous pas envers elles dans la colère et la vengeance?  Ne faudrait-il pas immédiatement décider de nous protéger de ce don dont nous savons quil serait fondateur de leur future liberté?

-             Si, nous agirions ainsi, assurément.

-             Voilà une autre interprétation possible : ne jouons pas aux apprentis-sorciers.  Il y a un tabou ultime à connaître la clé avec laquelle lUnivers fonctionne.

-      D’accord, cette interprétation-là me va mieux : faire acte de péché originel, cest en quelque sorte transgresser la loi divine, cest l’émancipation de lhumanité, et en même temps cette émancipation devient trahison envers le ou les dieux, lhumanité outrepasse ses droits, elle joue avec un feu qu’elle ne maîtrise pas, j’en conviens.

-      Nous sommes donc bien d’accord, belle et intelligente Inès.  Être dans le péché originel, c’est connaître la clé avec laquelle l’Univers fonctionne, et cela revient à s’émanciper de notre condition humaine et à outrepasser la fonction divine.  A vouloir égaler Dieu, en quelque sorte.

-      Oui, je suis d’accord.

-      Mais à présent, quelle est cette clé ?  Nous sommes toujours daccord sur le point que, selon le Mythe dAdam et Eve, cest le fait de goûter au fruit défendu qui nous donne la clé ?

-      Toujours d’accord…

-      Donc, si nous reprenons à présent notre raisonnement depuis le début, quelle est cette clé ?

-      Il me semble que nous avons abouti à la conclusion que cette clé, c’est le libre arbitre entre bien et mal, ou entre plaisir et nécessité, c’est l’émergence de la dualité dans la conscience humaine?

-      Oui, tu l’as dit toi-même, « Juj », en arabe.

-      Donc le péché originel, c’est de pratiquer gratuitement l’acte d’amour, c’est de contribuer à l’expression de la dualité, c’est bien ce à quoi tu veux me faire conclure ?  Parce que si cest cela, Macaron, cest ce que je dis depuis le début !  Cest une évidence !!

-      Non, pas exactement.  Tu n’y es pas tout à fait.  Mon interprétation est astrophysique.  Ce qu’il faut en retenir, c’est que la clé de l’Univers, c’est la dualité, c’est à dire l’amour (ou l'amour et la haine, si l’on est cathare).  Autrement dit, Dieu est amour (pas dans le sens : Dieu aime les hommes ou Dieu aime la Terre), mais dans le sens : ce qui a créé lUnivers, cest la Dualité.  Tant qu’il y a « Un », rien ne se produit.  Il faut quil y ait « Deux » pour que le cosmos émerge.  « Un » ninteragit pas.  Or, toute lhistoire de la physique démontre que lUnivers sest créé sur la base de quatre interactions fondamentales.  Donc, sans interaction, point de cosmos, point de galaxies, ni d’étoiles, ni de planètes, ni d’êtres humains.  Et il faut être deux, pour interagir. 

-      Ce qui d’après toi démontrerait que l’amour, compris dans son simple sens de « dualité » ou d’« interaction », est émergent et non contingent, ce qui va exactement au contraire de ce que je me propose dexpliquer dans ma thèse, cest bien cela ?

-      Oui, c’est bien cela. »

Avec un large sourire satisfait et bienveillant, Macaron, dans son orgueil, apprécia la conclusion à laquelle il venait de faire aboutir Inès au travers de l’étude du mythe d’Adam et Eve.  Il avait le sentiment d’avoir marqué le point ultime, comme ce panier à trois points que marque le champion de basket à dix mètres de la raquette alors que la sonnerie de fin de match retentit.

Inès ne se démonta pas.  Elle ne broncha pas d’un cil.  Elle se tint droite, puis rompit le silence :

« Enfoiré ! ».

La plus belle insulte que Macaron eût entendu de toute sa vie.  Il lui fit un clin d’œil complice :

« Il faut être deux pour quil y ait un enfoiré ! ».

 

***

 

Il se souvient de leur première séparation, celle des premières vacances, elle se terrant ici par obligation, évitant, telle un vampire, le contact du soleil sur sa peau, et lui s’envolant pour une destination ensoleillée où il passerait certaines soirées à jouer au chat et à la souris avec son épouse.

Il se souvient de leur correspondance.  Il l’imaginait dans un costume du XIXe siècle, une robe violette ample, une coiffe à bonnet, la plume à la main, sur un petit secrétaire d’acajou gardant bien des secrets, lui écrivant à la lueur des chandelles.

 ***

 Inès n’avait pas, du moins la proportion lui semblait très faible dans le classement, connu beaucoup d’hommes – à part ses clients quand elle devint prostituée, ceux qui de toute façon ne comptent pas…  On n’était pas dans Pretty Woman… non, la réalité était qu’elle n’avait véritablement connu qu’un seul grand amour.

Après sa première fois (qui ne se déroula pas mal du tout pour elle, premier souvenir précieux qui, quand il est marqué du sceau de la joie, conditionne bien souvent toute la suite de la vie sexuelle et affective), elle avait fait des galanteries plus ou moins sérieuses avec quelques jeunes gens de son âge, à compter sur les doigts d’une main, pas plus.  Puis il y eut un homme très grand, rencontré lors d’une soirée de fin d’études pour son premier grade de Lettres, un genre de Dothraki musclé et ténébreux dont elle était tombée éperdument amoureuse mais dont elle avait fini par avoir pitié.   Elle avait peiné à faire l’amour avec lui, surtout au début, tant son coutelas était d’une taille impressionnante.  Il l’avait préparée, ouverte, profondément aimée, et fut aimé d’elle en retour, et puis le côté rebelle d’Inès avait éveillé sa jalousie idiote de mâle, et cette jalousie tout comme leur inertie croissante dans les draps étaient en train de tout ruiner.  Inès ne voulait plus chevaucher ; elle avait besoin de prendre lair, de voir du pays ; elle décrocha un petit boulot de caissière dans un supermarché, ailleurs, et c’est le regard de ce beau mec, appelons-le Vincent, celui qui allait devenir son mari pour quelque temps, qui se posa sur elle quand elle annonça : « soixante-quinze euros et quatre-vingt centimes, monsieur  Par carte ?  Voici le boîtier  Vous pouvez saisir votre code… »

Et puis le manège s’était répété, répété, une fois par semaine, chaque semaine, pendant une année et demie.  Elle l’apercevait soudain, amusée, faisant la queue derrière sa caisse, feuilletant un magazine, ou bien n’ayant d’yeux que pour elle (cela dépendait des jours).  Vincent avait été farceur : une ou deux fois, il fit faux bond des courses du samedi matin, ce qui plongeait Inès dans un trouble marqué, et dans une inquiétude soudaine mais bien incontrôlable qui heureusement était dissipée la fois suivante.  Elle ne prenait pas le temps de l’expliquer, elle vivait intensément les choses et c’était bon.  Il avait même fini par maugréer en grimaçant, à chaque fois quand elle annonçait le montant à régler : « gngngn vouspouvezsaisirvotrecode ».  La détente de ce visage dhomme crispé aboutissait à une figure de paix. Un sourire radieux en guise de conclusion, et c’était déjà de la tendresse en suspension ; celle-ci se précipita bien vite en de jolies étreintes; en même temps, lhomme au grand coutelas avait disparu sans donner de nouvelles (et elle n’en eut plus jamais).

Elle s’était donc mariée, avait changé de job, était devenue hôtesse d’accueil et de conseil dans une médiathèque, mais cela n’avait pas duré : absorbée dans ses lectures, Inès n’allait pas au-devant des usagers, elle ne cherchait pas à faire preuve d’une attitude commerciale ostensible envers ceux que l’on nommait pourtant de plus en plus souvent des « clients ».  C’étaient les lapsus fréquents des trous du cul du management lors des réunions d’équipe.  On lui faisait déjà ce reproche macho : « vous n’allez pas assez chercher le client ! »  Comme si elle était lesclave dun maquereau à la con

Alors elle fit pire encore, c’était presque devenu un jeu.  Se composant une image détestable, elle enguirlandait systématiquement ceux qui ne se désinfectaient pas les mains ou qui ne respectaient pas les distances de sécurité.  On s’était plaint, à travers un réseau social quelconque, mais opérant.  On avait relevé ses fautes.  Elle n’avait obtenu aucun badge-carrière sur les six derniers mois.  Elle avait été gentiment poussée à la porte.

Devenue femme au foyer par la force des choses, elle vécut très mal la période qui s’ensuivit, faite de nuits mornes aux côtés d’un mari dont le métier de douanier les épuisait tous les deux.  Qui plus est, Vincent n’avait jamais exprimé le souhait d’avoir des enfants, ce qui conforta plutôt Inès dans ses élans de liberté individualiste.  C’était bien une chose sur laquelle ils étaient tombés d’accord : ils ne voulaient pas, disaient-ils, offrir à leur progéniture le spectacle de ce monde sordide où la désespérance s’était alliée à la bêtise et où les perspectives d’avenir de l’humanité, occultées par les perspectives d’avenir de la planète, devenues exclusivement prioritaires dans les choix politiques, étaient bien sombres.  Pas d’enfant donc, mais une maison quand même et un chien dans un jardin.  Les contingences du quotidien l’avaient prodigieusement barbée, vidée, éteinte.  Comme toujours, le mariage prit son temps pour transformer peu à peu la passion du début en cohabitation plus ou moins pacifique, faite de slips qu’on accroche aux séchoirs à linge, mais qu’on n’arrache plus aux cuisses.

Et puis, peut-être après 6 ou 7 ans, elle avait été infidèle, au nez et à la barbe de son mari, avec un homme très riche qui lui avait autrefois fait une cour assidue, du temps où elle était lycéenne, et qui, après l’avoir respectée à l’époque et perdue de vue, la retrouvait dans cette ville, et, voulant à présent la mettre dans son lit, déployait des trésors de précaution pour passer du ton paternaliste d’un oncle d’adoption, à celui, plus subtil, du flagorneur intéressé, dont les yeux regardent de travers et vous espionnent les formes avec la ridicule conviction d’être discrets (souvent, ils ont tort).  Pourtant, dans le cas d’Inès, le bonhomme avait assez pris de leçons de diplomatie dans sa carrière, aussi n’eut-il aucun mal à ajuster le ton pour qu’Inès n’y voie que du feu, ou plutôt, n’y goûte que du miel.  Il y avait réussi à force de conversations délicates, d’attentions charmantes, de paroles flatteuses à souhait, et de vins pétillants.  Vincent ne l’avait pas supporté et allait mettre trop de temps avant d’encaisser et de pardonner cette trahison, qui, pourtant, avait été avouée après les six mois d’idylle passés, quand brusquement de nouvelles contingences se mettent en place, et qu’il faut, par respect, prendre avec son conjoint des décisions d’importance.

Divorce.

Voilà. 

Merde.

Ne trouver que des petits boulots.

Se droguer, par poudres ou plantes, histoire de passer le temps et d’oublier ses premiers ratés, auxquels on donne tellement d’importance avant d’avoir commencé à vieillir et entrer en résilience.

Retourner vivre chez papa et maman. 

Leur piquer du fric.

Se disputer avec eux.

Et puis devenir une pute, se reconvertir, pour de vrai.  Embrasser la carrière et le cul des péripatéticiennes, pendant suffisamment longtemps sans payer d’impôts, pour finir au trou, après avoir fini en trou.  Pour se venger de tous ces CONS !

 C’est alors que survint Macaron, dont elle allait contribuer à pulvériser la famille.

 ***

 Macaron était né quelques printemps plus tôt, mais n’avait pas connu davantage de grands amours qu’elle.  Ses débuts avaient été plus précoces toutefois.  Dès l’école primaire, le petit Garcin s’amusait à séduire les plus jolies filles de la cour de récréation.  Sans y parvenir tout le temps.  Au collège aussi, malgré les troubles de l’adolescence, qu’il vécut plutôt bien, son cœur s’éprit bien souvent des demoiselles les plus belles ou les plus spirituelles.  Mais sa préférée, sans doute, fut Sophie D.  Elle était les deux.

Ensuite la famille dut déménager.  Garcin allait grandir, oublier, vite, et trouver un nouvel amour quand il arriva au lycée, après à peine quelques mois.  Ce nouvel amour, une nouvelle Sophie, fut pendant longtemps le plus grand, jusqu’à Inès.  Ce fut l’amour des grandes premières, si l’on ose le dire ainsi.  Des premiers émois des corps accolés, des premières grandes jalousies, des premières larmes, et enfin, de la première rupture douloureuse.  Une première vraie cicatrice au cœur.

 Tout cela l’avait amené à l’âge adulte. 

 Etudiant, il fut un amoureux éconduit.  Cela ne fut pas sans être en partie cause de sa chute, parce qu’il ne profita pas du tout de cet âge merveilleux où l’on sort de l’adolescence et où l’on prend soudain conscience du pouvoir de sa liberté.  Aucune des filles qu’il regardait derrière un œil triste ne voulut de lui et de ses complexes ridicules.

 Jeune enseignant, il eut de courtes liaisons de passage, puis vint internet et puis vint Estelle avec celui-ci.  L’arbre des Naavi’s.  Internet, arbre gigantesque cachant un mycélium de liaisons ramifiées quasiment à l’infini, et qui permet parfois la rencontre improbable de deux personnes inconnues et a priori séparées l’une de l’autre.  Internet, mémoire des anciens et réseau commun à toutes les âmes humaines, noosphère cette fois avérée, l’un des biens les plus précieux de toute l’Humanité, pour le meilleur et pour le pire…

Estelle, aussi timide que Garcin, rencontrée par l’arbre des Naavi’s. 

 Estelle, pierre précieuse comme une eau calme.  Mais trop calme et trop précieuse à la fois. 

 Une eau qui dort.

 Une eau qui avait dormi quand deux autres Sophie, l’une après l’autre, s’étaient présentées brièvement mais intensément dans la vie du jeune Macaron marié.

 Une eau qui se réveilla en grondant d’écume quand elle apprit la liaison de Garcin avec Inès.

 ***

 […]

 « Quelque part en Europe, juillet.

 Chère Inès… Voilà, à peine le temps de se dire au-revoir et se déroule devant moi le tapis des grandes vacances, loin de vous, si ce n’est par nos échanges épistolaires, alors je commence sans tarder !

 Il y a une chose d’importance que j’ai oubliée de vous dire à propos de votre soutenance de thèse avant que nous nous regardions pour la dernière fois avant septembre :

Vous pouvez peut-être, en y réfléchissant bien, être correctement préparée…

 Je vous adresse de belles pensées.

Macaron»

 « Mercredi 21 juillet.

             Mon cher Garcin,

 Déjà le Soleil décline.  Je m’étais réveillée, ce matin, en me jurant de vous écrire en toute première heure, mais force est de constater, ne vous en déplaise, que j’ai eu, malgré tout, mille autres choses plus urgentes à traiter que votre lettre.  Mais vous étiez toujours là, quelque part dans mes pensées (dans mon cœur ?), façon impressionniste.  Il faut dire que, je ne sais pas de quelle pétillance, si ce n’est de l’éclat de Jupiter que, déjà, j’aperçois briller dans la lucarne de ma fenêtre, mais je sens mes idées virevolter comme des papillons quantiques, cela émerge du Néant, parfois cela y retourne…  Et justement, j’ai attrapé quelques-uns de ces petits papillons dans un filet de bonne humeur pour vous les envoyer.

 Mais tous les autres papillons concernent essentiellement ma thèse…

Vous m’avez écrit que je pouvais peut-être, en réfléchissant bien, y être correctement préparée…  Mhhh… mhhh…  Merveilleuse, équivoque, comme à votre habitude.  Cela signifie-t-il que je dois bien réfléchir avant de me considérer comme correctement préparée ?  Ou bien alors que, en réfléchissant bien, et tout compte fait, je suis correctement préparée, et donc prête, pour de bon ?

 J’ai, par prudence, préféré opter pour la première solution et travailler d’arrache-pied en bonne et belle élève obéissante, intelligente, souriante et détendue que je suis.

 D’où, voilà, vous, enfin, en fin de journée…  Bon anniversaire, Macaron.

 Les derniers seront les premiers…  Dans l’autre réalité…  Nous serons princes d’éternité…

 Votre respectueuse Inès F. »

 

« Chère Inès,

Je vous remercie de votre gentille missive pour mon anniversaire.  Un anniversaire bien tristounet ma foi, car nous sommes arrivés la veille en terre bretonne et mon épouse n’a pas eu le temps de faire des courses dignes de ce nom pour fêter l’évènement.  J’avais pour ma part des copies de rattrapage à corriger (je les envoie à l’Université en même temps que cette lettre, espérant réception avant fermeture des guichets !).  Je sais qu’il y a un bouquin de gare intitulé « Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire ».  Je ne me sens pas vieux, pas vieux du tout, même, je me sens d’ailleurs plus jeune au contraire depuis quelque temps, et vous n’y êtes pas étrangère, je l’avoue !  Alors, ben oui, je l’aurais bien fêté un peu plus dignement, moi, cet anniversaire.  Bon, le cadeau était très chouette, une nouvelle paire de jumelles d’astronomie 10*50 avec zoom et trépied.  Le top pour faire même du ciel profond : spectacle garanti avec la galaxie d’Andromède ou l’amas d’Hercule par exemple…

Bref.  Je pense qu’il serait intéressant d’introduire cet aspect dans votre thèse : les mythologies des Constellations.  Ce qu’elles racontent des hommes et des femmes qui les nommèrent ainsi.  De leur culture.  De leurs amours.  Dans astronomie, il y a « nommer ».  Etablir une carte du ciel, c’est une forme de littérature.  La plus importante, la plus essentielle : gravée à jamais dans la nuit.  La matrice culturelle de notre civilisation.  Si vous voulez disserter d’histoire de la littérature, commencer votre développement par cet aspect ancestral des choses vous mettrait le jury dans la poche.  Il faut y réfléchir.  Nous y reviendrons quand nous nous retrouverons.

Il y a un sujet que nous n’avons pas encore abordé, au cours de nos échanges, un sujet peut-être trop intime, et cependant, en tout professionnalisme, je devrais l’aborder pour vous mieux connaître.  Je veux parler de votre passé sentimental…  Quelles histoires d’amour avez-vous vécues qui vous ont conduite à la prostitution ?  J’aimerais en savoir davantage.

Ici le temps est superbe et chaud, les nuits sont claires, la Lune gibbeuse est bientôt nouvelle, elle se lève tard et ne voile pas le ciel, pas plus que les nuages : pas le moindre à l’horizon !

[…]

***

« Dimanche 25 juillet

Très cher Garcin, je prends enfin le temps de vous écrire après deux journées un peu incroyables où l’on m’a changée deux fois de cellule après que j’ai bien failli faire une crise de nerfs : on m’avait collé une codétenue et… elle était vraiment folle à lier celle-là !  Tapage et charivari, elle ne fonctionnait qu’ainsi.  Je vous passe les rapides prises de bec entre elle et moi, voire griffures d’ongles...  J’ai pleuré, j’ai supplié les cadres pénitentiaires de me déplacer, et ils l’ont fait pour me permettre de travailler tranquillement. 

J’ai lu une petite pièce de vaudeville trouvée à la bibliothèque, pour calmer mes nerfs.  Elle m’a ramenée vers vous.  Le pitch est amusant : c’est un tout jeune quinquagénaire nommé Don Juan qui vient de divorcer.  D’abord profondément choqué par une séparation forcée à laquelle il ne s’attendait pas après plus de vingt ans de vie commune, il passe par tous les états émotionnels : de goûteur amusé et joyeux de la liberté retrouvée, à malheureux en diable, avec des épisodes romantiques où il jure de ne plus jamais connaître d’amour afin de rester symboliquement fidèle à son épouse malgré le divorce, d’autres où il dresse des listes de femmes plus ou moins disponibles…  Il médite longuement, et quand vient l’été, il décide de passer à l’action, de « jeter ses bouteilles à la mer », comme il dit.  Il est persuadé qu’il n’aura aucun succès  auprès de quiconque, qu’il est trop vieux, trop vieux pour espérer avoir une aventure avec une femme qui l’intéresse, mais il pense à elles, il les désire, ces femmes qu’il connaît, dans son entourage, secrètement recrutées, soupesées, triées à leur insu par l’esprit à la fois calculateur et libertin du personnage principal, de différents cercles (amies, relations professionnelles, anciennes amours…).  Pour les besoins de la pièce, Don  Juan se confie à son valet de chambre qui le sert depuis 25 ans.

Sa liste finit par comporter 5 noms.  A l’une il écrit une lettre, à une seconde, il envoie un SMS, à une troisième, un message What’sApp, et aux deux dernières, un mail.

Il s’attend au râteau absolu et là, patatras : elles répondent toutes favorablement !

Je vous laisse imaginer la suite de la pièce, les quiproquos, les choix…  J’ai bien aimé la fin, qui offre une belle réflexion sur la part de choix que l’on a dans l’amour.  Il faudra bien que je place une petite citation de cette pièce dans ma thèse, quelque part.

Mais j’entends votre belle voix qui déjà me met en garde : « attention à ne point trop en mettre, Inès, votre travail ne doit pas être indigeste, n’oubliez pas que ceux d’en face en prennent brusquement connaissance, gardez des trucs dans la besace au cas il y ait des questions. »

Alors on verra.  Et vous, à part ça ?   J’ai lu dans le journal que la météo n’était guère propice à l’observation astrale, j’espère que cela ne vous rend pas trop chagrin.

Je vous embrasse amicalement.

 

Inès […]»

 ***

 Etc.

 ***

 Il se souvient leurs retrouvailles dans la fraîcheur d’une cellule de prison, en septembre.

 Inès étendit ses bras quand Garcin rentra dans la pièce.

Elle voulait l’accueillir dignement, avec un grand sourire.

Il rentra, il avait maigri, il était parfaitement bronzé d’un beau cuivre du ponant, ses cheveux récemment coupés courts.  Il était très largement souriant lui aussi.  Il se frotta les mains en guise de complicité, puis rapprocha les paumes de ses narines et lui dit : « mmh, il sent toujours aussi bon, le gel hydroalcoolique du quartier des femmes »…

Ils se prirent dans les bras l'un de l'autre, sagement d’abord, puis s’étreignirent de plus belle, un baiser tendre dans le cou, une parole affectueuse mais inaudible…

 « Garcin, jai bien réfléchi.  Je suis amoureuse de vous. »

 Sur le coup de ce baiser comme de cette révélation, Macaron commença par frissonner, car ce simple baiser dans le cou, du bout des lèvres, cela faisait des siècles qu’on ne lui en avait pas donné.  Puis, se reprenant, tout pétri de tendresse, il se remémora un texte qu'il avait lu autrefois dans un petit livre de philosophie poussiéreux, dont il avait oublié le titre depuis, mais dont il avait appris ce passage après l’avoir retrouvé dans une étagère à bouquins de la maison bretonne.  Il en fit la récitation à Inès tout en baissant les bras pour venir encercler tendrement ses hanches :     

«
 A partir de combien de temps d'amitié peut-on dire "je t'aime"?  Après combien de temps d'amitié est-il trop tard pour dire "je te veux"? Après combien de temps d'amitié n'a-t-on plus rien besoin de se dire?  A partir de combien de temps d'amitié n'y a-t-il plus rien à se dire?  A partir de combien de temps d'amitié l'amitié est-elle scellée?          
Telles
étaient les questions que se posait le jeune homme dans le temple de Delphes, sur le fronton duquel il est inscrit "Connais-toi toi-même".  Et la Pythie lui répondit: "si tu te poses ces questions à propos de quelqu'un, c'est que vous n'êtes pas amis" ».   

In
ès sourit doucement.  Le soleil pointait à présent derrière les barreaux de la cellule.  L'aurore apaisée apportait au moment une douce quiétude printanière, même les chants des oiseaux étaient comme suspendus, flottant dans un lointain éther, tandis qu'il se tenait là, chaud et compact, sentant bon, beau de son intelligence.  Enfin, elle savait ce qu'elle avait toujours perçu.  Enfin, la limpidité éclatante. 

Un rire intime et lumineux de silence secoua les lèvres de Macaron qui paradoxalement, alors qu’elle se blottissait dans ses bras, savourait ce bref instant tout seul.

Elle l’aimait de tout son cœur, il l’aimait de toute son âme, leur quête (de l’époque) était achevée.

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