03 - Macaron (fin du chapitre 3)
Debout face à l’auditorium avec le grand tableau blanc dans le dos qui lui faisait un décor de photographe, elle se détachait comme une ombre chinoise dans la lumière de cette fin de matinée. L'ange noir avait les deux bras allongés devant elle, parfaitement symétriques, les paumes des mains posées sur le bureau, les cuisses rebondissant régulièrement contre celui-ci, la poitrine enserrée dans une robe de Lune au velouté d'un pyjama marocain, comme pour se venger des pyjamas rêches procurés par la prison, son camée et ses dents éclatant de blancheur tandis que sa voix impertinente résonnait dans cette grande salle de conférences quasiment vide.
Elle en était à la conclusion du Mythe d'Adam et Eve - et Macaron comprit rapidement que c'était aussi la fin de sa thèse, ce qui l'émut profondément…
Le stress de l’épisode gaguesque et merdique de l’homme de Rio finit par passer à mesure que l’adrénaline refluait en lui. Quelques soubresauts encore, remâcher une dernière fois la déconfiture du trajet et s’en vouloir…
Franchement, un jour pareil, arriver en retard ! Macaron-la-loose !
Heugoff était absent, malade d’un cancer depuis peu, mais Ben Moussaïd, lui, était là, ce qui était plutôt une bonne nouvelle pour la thésarde. Macaron se concentra, enfin, sur l'exposé de sa belle.
« [...] permet la distance avec le Monde.
Lire et écrire permet de se cultiver.
Lire et écrire permet de relativiser.
Lire et écrire permet de construire,
Lire et écrire permet de guérir.
Lire et écrire permet d'aimer.
"Lui" c'est sur le papier,
"Elle" c'est sur les corps.
"Vous" c'est dans la presse universitaire,
"Moi" c'était dans les boîtes à partouzes.
"Les uns", dans le ciel
"Les autres", dans le cul.
Peu importe, c'est une même vision du Monde, c'est là que réside le mythe d'Adam et Eve. Le masculin et le féminin. Peu importe lequel des deux genres assume la transgression du fruit défendu. Peut-être que certaines visions du mythe décrivent Adam et Eve croquant en même temps la pomme.
Ce n'est pas grave.
Il n'y a pas de péché originel en réalité.
Il y a un jeu, celui de la connaissance du Bien et du Mal.
Chaque être humain se doit d'être un terroriste de l'amour. Chacun à sa manière. Un pieux chauffeur de taxi marocain qui vous frotte le dos avec du savon et vous asperge de baquets d'eau bouillante dans un hammam d’Agadir est un terroriste de l'amour. Un frère qui vous donne une accolade, ou bien qui vous appelle quand vous êtes malade, en est un autre. La soupe ancestrale d'une vieille mère de famille contribuant à l'amitié entre les peuples, aussi.
Quant aux putes… eh bien ce sont les moins bonnes terroristes.
A contrario, un couple d'amants pratique ce jeu de la plus belle manière: il fait envie, il envoie des frotons, il irradie le don et le besoin d'amour. C'est la bombe atomique du jeu du bien.
Toutes ces bulles d'amour que le couple souffle dans l'air sans s'en apercevoir sèment le germe d'autres histoires et les frotons se répandent. »
« Les ‘frotons’, s’exclama soudain Macaron en lui-même, qu’est-ce que c’est que cette invention-là ? Elle m’a caché des choses, la bourrique ! »
« En revanche, quand la femme (ou l'homme, ou les deux) croque le fruit défendu de la trahison, cela tourne au jeu du mal, qui est un jeu tout aussi passionnant mais beaucoup plus subtil, parce que les enjeux ne sont plus de même nature. Il y a péril de mort. La Lune, alors, tourne le dos au Soleil (elle est à son premier quartier). Eros et Thanatos s'affrontent. Le damier du sol est noir et blanc, la connaissance du bien et du mal se loge entre les interstices. Il y a des anti-frotons: la mécanique quantique a parfaitement sa place dans le jeu des symétries et des dualités. Néant-Univers. Particule-Antiparticule. Onde-Corpuscule. La relativité générale aussi exprime la dualité : Matière-Energie. Contenant-Contenu. Espace-Temps. »
Elle prit alors le temps d’aller écrire sur le tableau blanc situé derrière elle, deux équations qui, dans la mesure où le tableau était vierge, devaient être considérées par le jury comme étant l’apogée de sa thèse :
Interaction = échange de bosons de jauge.
Elle fit un commentaire oral : « l’amour est la plus puissante des interactions humaines ». Puis elle écrivit :
Amour = échange de frotons
Le côté scientifique de Macaron était estomaqué autant que son côté amoureux : Inès était la première, à sa connaissance, à avoir véritablement donné un formalisme à l’interprétation quantique de l’amour, à être allée jusqu’à décrire une particule nouvelle qui serait peut-être, un jour, mise en évidence… Savait-on jamais. En tout cas la construction intellectuelle tenait la route.
Mais Inès reprenait son argumentation de plus belle :
« Alors l'amour est-il contingent ou émergent? C'était l’une de mes questions de départ.
Si l'amour n'est compris que comme une réduction à la fusion des corps, et à l'attirance que deux êtres se donnent, au soutien que des familles se portent face aux épreuves, aux cercles solides qui tiennent bon dans les tempêtes, alors non, elle est probablement juste une simple force newtonienne contingente.
S’il est compris, au contraire, comme une autre façon d'exprimer la dualité, alors il se peut que l'Amour transcende les équations qui en sont nées - n'oublions pas que le premier langage machine est un langage binaire.
Mais si cette dernière solution était la vraie, je serais déçue parce que cela n'était pas mon propos de départ. »
Elle sourit. Macaron aussi. Il songea: « alors il faut raisonner en quantique ! Il n'y a qu'à dire que, peut-être, les deux solutions cohabitent? Que l’Amour est lui aussi dans un état superposé ? ». Et c'est ce que dit Inès à voix haute, à vingt mètres de là.
« Je vous remercie pour votre attention et je suis prête à répondre aux questions. »
Les échanges durèrent quelques temps. Chaque membre du jury, à tour de rôle, posa des questions, opposa des remarques, fit lever des objections, dans un ton cordial, ce qui n’indiquait rien quant à ce que ces gens de la faculté pensaient du travail de l’étudiante, ils feignaient parfaitement (car c’était leur métier) l’œil impartial et la voix bienveillante. On aborda longtemps un désaccord portant sur la littérature médiévale, et certaines interprétations qu’Inès en avaient faites qui n’étaient pas au goût de deux des membres du jury. Le mythe de Tristan et Isolde avait été l’occasion pour elle d’une critique sérieuse de l’amour courtois et de l’amour romantique. Aimer n’apporte que désastre. Même chose chez Roméo et Juliette, Héloïse et Abélard, Sigfried et Brunnhilde… Inès voyait dans tous ces archétypes ancestraux la marque d’un échec cuisant de l’amour.
Elle l’avait fait sciemment, pour augmenter l’effet de contraste avec la période Antique qui l’avait précédée, et qui selon elle comportait des mythes de l’Amour bien plus intelligents et gais.
On lui objecta évidemment des contre-exemples mais elle sut rebondir, prétextant qu’il était bon que la forme, quand on évoque la littérature, accompagne et enjolive le propos, et qu’il n’était pas interdit selon elle, pour devenir doctorante de lettres, de faire quelques entorses à la réalité, ce que tout bon écrivain doit savoir faire. Cela fit sourire, cela toucha.
Un autre des membres du jury lui reprocha d’avoir présenté sa thèse à la chaire de littérature et qu’il y aurait davantage vu sa place en philosophie, et Inès lui rétorqua qu’il l’avait mal comprise, parce que c’est ce à quoi elle venait déjà de répondre.
Ben MOUSSAID la félicita pour son interprétation du Cri d’Edward MUNCH, qui selon elle exprimait l’essence de l'être humain. Le paradoxe fondamental de sa nature. Il hurle, et en même temps, il se bouche les oreilles. La solitude maximale, absolue. Il résumait cette dualité de l'ego le plus profond: celui qui n'entend pas et veut pourtant être entendu. Un ego qui s’avérait forcément destructeur de toute relation humaine, donc, ce qui appuyait sa thèse sur l’inconstance et le caractère périssable de l’amour (l’égo étant, ne l’oublions pas, le serpent tentateur du mythe d’Adam et Eve). Ben MOUSSAID avait bien senti à quel point Inès avait une vraie inclination pour l’expressionnisme et, pour la valoriser davantage (Macaron le reconnut bien là) posa une ou deux questions sur des tableaux d’Ernest KIRCHNER et d’Otto DIX, qu’elle connaissait, questions auxquelles elle sut donc facilement répondre.
Un autre des membres du jury lui fit le reproche voilé d’avoir abordé sa thèse par l’astronomie, dont il voyait difficilement le rapport avec la littérature. A ce moment-là, Inès eut un imperceptible mouvement de recul, et Macaron sourit car il savait ce que cela voulait dire : elle songeait « Ben, c’est mon maître de thèse qui m’a suggéré ça, moi non plus je n’y crois pas trop ! », cependant elle stabilisa sa posture corporelle, réfléchit un long instant, puis dit :
« - Littérature : art d’explorer le langage. Astronomie : art d’explorer l’Univers avec les mots. Si les démarches ne sont pas voisines, alors je veux bien descendre dans l’enfer sous la Terre, parce que l’art et la science sont les cultures du ciel dans toute l’humanité. Quelle plus belle forme de dualité ? ».
Un murmure approbateur parcourut l’assistance.
Mais ils avaient jugé depuis belle lurette déjà, et Macaron le savait. Il avait suffisamment d’ancienneté dans la boîte pour déceler les indices les plus ténus, et sa conviction était faite : ils avaient tranché depuis longtemps. C’est pour cela qu’il souriait.
A la dernière question posée, sur le fait de savoir si sa conjecture sur l'existence des frotons relevait de la conviction scientifique ou de la conviction métaphysique ou spirituelle, Inès répondit ceci:
« Résumons-nous bien.
Toutes les forces fondamentales de l'univers, d'après la théorie des quantas, que l’on modélise par le modèle standard des particules (extraordinairement prédictif) sont des interactions. Il y en a quatre – a priori. La gravitation, l'électromagnétisme, l'attraction faible, l'attraction forte. Si l’on fait un pas de côté et qu’on ajoute une cinquième interaction, alors c’est l’amour.
A chaque force fondamentale est associé un « boson de jauge », c’est écrit au tableau. Quand deux particules (ou ondes) sont à distance l'une de l'autre, elles ne peuvent interagir que si elles sont relativement proches, et elles le font en quelque sorte en s'échangeant une petite balle. Plus les échanges sont rapides, plus l'interaction est forte. La petite balle, c’est le boson de jauge.
« Le boson de l'électromagnétisme, c'est le photon. Pour l'interaction forte, ce sont les gluons…
Pour la gravitation, on cherche, mais on n'a pas encore trouvé… alors venons-en à la définition de l'amour: c'est une interaction naturelle, à laquelle nous attribuons tout un tas de causes et de conséquences psychologiques, langagières, corporelles, magiques, spirituelles, statistiques, poétiques...
L'amour ne respecte peut-être pas le principe de causalité, et pourtant il est puissant, peut-être même qu'il transcende l'Univers (cette idée un peu new âge n'est pas de moi, comme on a pu le constater dans certains extraits de la littérature contemporaine que je vous ai présentés).
« Mais l'interaction agit mieux quand les deux êtres sont proches. Et qu'ils échangent des ballons !
Une remarque au passage : c'est ce que permettent beaucoup de jeux enseignés dès l'école primaire... Les jeux de balle pour souder les liens entre camarades d'école. Bref, entre êtres de la communauté humaine. Le football, le handball, le tennis ou le rugby, sports où l’on échange des balles, génèrent une interaction forte, un rapprochement des êtres humains et donc des peuples. »
« Et donc, la question que je me suis posée après quelques discussions ouvertes avec mon maître de thèse » (Macaron s’étonna de ce titre quelque peu pompeux et distant, il aurait préféré qu’elle parle d’un ami), « c’est de me demander, dans l’hypothèse où il existe réellement un boson de jauge pour l'amour, ce froton, quelle serait son explication scientifique? Je n'en ai aucune idée. N'oublions pas qu'autrefois, la physique s'appelait philosophie naturelle. Alors oui, sans doute cette conviction est-elle plus philosophique et métaphysique, relevant de la vision intuitive, plutôt que de l'expérimentation scientifique... mais tant d'autres dans notre passé commun ont eu des visions, des convictions, qu'ils ne pouvaient pas prouver mais qui pourtant ont guidé la connaissance humaine vers des horizons si lointains... J'ignore si la conclusion de cette thèse la place dans une mouvance scientifique ou métaphysique, mais je vous ai parlé de littérature et de philosophie pendant les trois dernières heures, alors, le reste est affaire de conviction personnelle.
De toute façon, quel accélérateur de particules pourrait mettre le froton en évidence? Un machin technologique, ou autre chose?
Je vois une solution, un truc pas ordinaire mais qui illustrera bien ce que je veux dire.
Voilà un accélérateur de frotons : une fiesta. Une bonne fiesta. Avec des jeunes, des adultes, une famille de potes, des grillades, un brasero, du rhum, de la bonne musique, de l’herbe, des étoiles entre deux nuages… »
La particule serait capturée par millions
Dans les éclats d'or du brasero enflammé.
Comme une fée clochette.
Comme une fléchette ludique de Cupidon.
Comme une pomme croquée ensemble, mais pas empoisonnée.
***
« Tu sais, ma chérie, lui dit-il en implorant, j'aimerais tellement
laisser quelques poèmes à la postérité humaine, au moins pendant quelque
temps... Les enfants sont plus grands, à présent, ils ont l'âge de comprendre... »
Estelle resta silencieuse mais sut adopter cet air de réflexion auquel on ne
coupait pas la parole.
"- De
comprendre quoi? Que tu les abandonnes?
- Non, je ne les abandonne pas! Je ne les abandonnerai jamais. Et tu le sais.
- Alors quoi? De comprendre que papa n'aime plus maman?
- Non plus, voyons... N'importe quoi! Je t'aime encore Estelle,
de tout mon cœur, autant que je peux...
- Alors quoi?"
Macaron réfléchit.
"- De comprendre que papa aime toujours maman, mais qu'il est amoureux d'une autre femme qui l'aime aussi très fort.
- Une sale pute, ouais. Une salope de première. Qui ne pense qu'à son petit cul. Totalement irresponsable! PUTAIN!
- Tu as le droit de le penser.
- Et toi tu ne penses qu'à ta bite, putain de merde !"
Quand la conversation tournait ainsi, Macaron préférait se contenter d'une présence physique aussi câline que possible. Il laissait éructer son épouse pendant des petites heures… « Putain de salope !!! » Il laissait le volcan s'épancher de toute sa bave de lave jusqu'à ce que cette lave rencontrât l'eau du silence et du calme, et la force des bras de son mari. Soudain, elle soupirait et se calmait; l'orage était passé. Elle était fatiguée. La lave se solidifiait en pierre brute.
Macaron reprit son raisonnement:
"Ils ont aussi le droit de comprendre que Papa a besoin de vivre de grandes histoires d'amour parce qu'il est poète à ses heures... Que c'est devenu sa raison de vivre. Ecrire et aimer. Et fumer aussi, ils vont bien finir par le comprendre un de ces quatre printemps prochains...
- Mais alors là, bravo Garcin!!!
- Quoi?
- Quel modèle de père pour ses enfants!
- Mes enfants ont l'âge où devenir grands les fait changer de statut dans mon exercice paternel.
- (après un long silence) Mouaaaaaais, et donc?
- Et donc voilà, il y a les trois fameuses étapes de l'autorité d'un père sur son fils. Avant dix ans, fais en sorte qu'il te craigne sans lui faire pour autant violence; avant vingt ans, fais en sorte qu'il te respecte tout en le respectant; après vingt ans, fais en sorte d'être son ami.
- Raphaël a treize ans! Il n'a pas à partager tes secrets comme un ami! Et Dany en a bientôt huit! Tu crois que tu affirmes ton autorité quand tu te mets à voir une autre femme sous les yeux de ta fille?
- Oui, j'affirme ma vision du Monde. Celle de l'amour infini et tolérant. C'est ça, les vraies valeurs chrétiennes, et pas toutes les bigoteries que tes copines t'ont enfoncées dans le crâne!
- En tout cas Garcin, c'est décidé. Je te quitte. Enfin plutôt non, c'est toi qui nous quittes. Emballe tes frusques ! et dégage… bye bye… jusqu'à ce que j'aie digéré cette putain de trahison. J'ai été trahie par mon meilleur ami, bordel! ... ... ... Mais qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça?"
Et puis le tonnerre se mit à gronder dans le ciel de cette fin de
mois d’octobre.
Estelle fondit en sanglots en répétant lentement sa lugubre litanie: "mais
qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça? ... ... ... Mais qu'est-ce que j'ai
fait pour mériter ça?"... ... ...
Autrefois, Macaron avait cyniquement écrit d'elle: "Toujours égale à elle-même, comme un ciel gris qui ne veut pas pleuvoir..."
Estelle se mettait à pleuvoir de tristesse et de colère, et Macaron, pourtant si heureux de son amour avec Inès, pourtant, tendait ses paupières closes vers le rideau de pluie et y mêlait par moments ses propres larmes.
C'était la fin, redoutée, pressentie dès le début peut-être?,
provoquée, déclenchée involontairement comme une attaque nucléaire de Guerre
Froide...
Macaron ne voulut jamais s'y résoudre, et pourtant, ils divorcèrent. Ce fut le jour le
plus malheureux de son existence...
Avant cela, avant ce divorce final, qui se déroula sereinement entre personnes intelligentes et sensibles (Estelle et Macaron étaient extrêmement soucieux de leurs enfants), il se passa quelques deux années et demie de tracas et de résolutions de problèmes. Mais surtout, la première année suffit à étouffer finalement la liaison entre Macaron et sa doctorante, qui allait désormais vouloir naviguer de son propre chef, sans avoir une seule fois cédé aux caprices du désir avec cet homme qu’elle avait pourtant vénéré et qu’elle porterait à jamais quelque part enfoui profondément dans son cœur.
En fait, Macaron, cloué dans sa ville universitaire, finit par mettre fin à sa liaison avec Inès, après plusieurs mois d’une passion tumultueuse vécue essentiellement par correspondance, car, sitôt libérée, Inès qui avait également profité d’un programme de validation de permis de conduire les motos, souhaitait prendre le large en quelque sorte, décidant de s’installer à Amsterdam en tant qu’assistante de langues. Elle balbutiait le néerlandais et comptait bien finir par le parler comme une langue maternelle.
Macaron l’avait accompagnée et adorée durant toute son incarcération, il avait été comme un ange pour elle, vraiment digne de son engagement de bénévole de la République, songeait-il. Il va sans dire que le gouvernement, affilié au NOEM (Nouvel Ordre Ecologique Mondial, duquel Macaron était un fervent électeur et partisan), encourageait ce genre de comportement. Si le bénévolat restait sans rémunération, il procurait tout de même quelques avantages : avoir le droit d’exercer une veille accrue sur le quartier en collaboration directe avec la police, par exemple, dans un programme de type « citizens’ watch ». Avoir le droit à des aides financières pour la transition énergétique (isolation, amélioration du chauffage et de l’habitat, maisons 100% non polluantes, matériaux recyclés, …). Avoir des QR-codes coupe-files dans tous les musées nationaux… Rendre les membres proches de sa famille prioritaires sur les vaccinations (la COVID en était à son sept ou huitième variant), dans les crèches, dans les ESHAHRPAD…[1]
Mais ce n’était pas pour ces avantages qu’il était bénévole. Il l’était surtout par conviction humaniste. Pour aider. Juste ça. Mais cette vocation toute désintéressée apportait toutefois son lot de joies.
L’histoire qu’il venait de vivre avec sa dernière étudiante était profondément belle, inattendue, espérée chez l’un, inespérée chez l’autre (question de prénom sans doute…), passionnée, et pour Macaron comme pour Inès, véritablement libératrice. Et puis les heures de vol plané au-dessus des cumulus et des nimbus blancs passeraient, tout doucement, sans faire de bruit, avant de céder fugacement leur place, l’air de rien, à la lente et douce mais régulière redescente, en quelques mois, sur le plancher des vaches, sur Terre, où l’on sait bien que tout mystère et tout vertige finissent toujours par s’estomper.
Estelle y prendrait sa plus belle part, crachant, soufflant, sifflant comme un dragon, se battant comme une lionne pour préserver sa structure familiale intacte. Comme si elle se mettait soudain à affronter une épreuve à laquelle elle se préparait depuis longtemps. Elle fit toutes les scènes possibles à Macaron, de la jeune princesse inconsolable de voir son Prince Charmant s’intéresser à d’autres qu’elle, jusqu’à la guerrière implacable, bien décidée, après tout ce que le quotidien lui avait fait accepter, endurer, éprouver, à ne pas se laisser voler le fruit de tous ses propres sacrifices par une petite pute amorale et dangereuse. Macaron reconnut bien là sa Fricka et se mit à apprécier de plus en plus l’opéra La Walkyrie, qu’il redécouvrit alors, écoutant du Wagner pour se calmer et prendre du recul. Car, réfléchissait-il, tout le Crépuscule des Dieux et l’échec du projet de Wotan reposait, à la base, sur cette jalousie maladive de la déesse défenseuse du mariage et de la famille. Sans cette jalousie, un dilemme ne se serait pas posé à sa fille Brunhilde, et rien de l’histoire qui s’en suivit (l‘émergence de Siegfried et, à travers lui, du monde des hommes, la malédiction de l’Anneau du Nibelung enfin vaincue, la fin des Dieux…) ne se fût déroulé pareillement. Aussi Macaron vivait-il avec suffisamment de recul pour ne pas souffrir, bien qu’il sentît, en son for intérieur, que la passion qu’il avait pour Inès allait tout détruire, y compris sa liaison avec elle. Ses lettres à Inès étaient enflammées, exacerbées, parfois folles… Il pouvait passer des nuits blanches à lui écrire, en donnait toujours plus, parce qu’il avait beaucoup reçu et voulait recevoir encore d’elle. Mais ça, c’était la nuit. Le jour, il essayait de dormir, un peu, et traversait avec un flegme presque britannique les tempêtes et les zones d’écueils que le mûrissement et la préparation du divorce jetaient en travers de son chemin. L’amour qu’il portait à Inès et à sa famille était amplement suffisant à lui donner les forces nécessaires pour avancer.
Il n’y avait toutefois pas la moindre baise à l’horizon. Le désir était mort en Estelle depuis bien longtemps de toute façon, et après un feu de paille sexuel consécutif à l’annonce de l’adultère, plus rien ne se passait, maintenant, entre lui et son épouse. Et ce n’était pas avec Inès qu’il pouvait trouver des compensations dans ce domaine. Il en éprouvait, quoique honteux du côté peu « professionnel », même si ce n’était pas son métier, un minuscule mais tenace regret. Macaron avait hésité, le jour de la libération d’Inès, à lui proposer de passer leur première nuit ensemble, et Inès avait bien sûr accepté tout en précisant diplomatiquement à Macaron qu’il n’y aurait pas pour autant de rapports sexuels entre eux. Il comprit parfaitement une fois qu’elle se fut plus amplement confié à lui sur les déboires médicaux (litote) que procurent les sodomies non consenties, et autres détails crus de ce genre. Cela calma tout de suite l’atmosphère, et par ses descriptions cliniques, voire médico-légales, Inès sut désamorcer pour quelque temps le désir du professeur, qui se contenta d’un « l’essentiel est que nous dormions ensemble, l’un près de l’autre ». De fait, la tendresse qu’il recevait de sa belle étoile brune, comme il la surnommait, était amplement suffisante à combler son bonheur – pour l’instant, il savait réfréner son désir. Et il s’épanchait de plus belle par courriels, tous plus longs les uns que les autres, nourrissant avec sa thésarde une correspondance épistolaire abondante, où l’historien consciencieux savourera d’abord la poésie des premiers jours du choc amoureux, puis décèlera, de façon très nette, une lente détérioration de leur relation… Tout cela à travers les mots échangés, les malentendus dissipés, les incompréhensions levées, la proportion croissante de platitudes dans les informations données, le tout lu de plus en plus souvent dans une sorte d’étonnement négatif.
Inès, de son côté, se regardait dans l’un des miroirs de sa Harley Davidson de première main (elle l’avait achetée à un client régulier, juste quelques semaines avant d’être arrêtée pour non-paiement de l’impôt lié à sa profession), heureuse de vivre une grande histoire d’amour sans sexe, après ces quelques mois de trottoir qui avaient si durement éprouvé son corps. Le côté Hugolien typique de Macaron (souvent ténébreux mais parfois lumineux, et surtout jamais fade) lui convenait tout à fait, elle le consolait, lui rendait cette fierté qu’il avait perdue tout seul, elle lui redonna envie de croire en lui et en ses atouts.
Mais Inès et Macaron, à l’heure des premiers orages, bien qu’ils eussent souvent de si vifs débats ensemble et s’affrontassent sur une sorte de ring intellectuel grandiloquent et digne de Las Vegas lorsqu’ils philosophaient tous les deux (devrait-on dire : l’un contre l’autre ?), éprouvaient beaucoup de tendresse et de désir, elle pour lui et lui pour elle, sitôt qu’ils en étaient descendus.
Déclaration solennelle
samedi, 14h23.
J’ai eu une expérience mystique, comme celle du Mexique, où j’ai rencontré Dieu, parmi la foule anonyme (eh oui, chère Inès, sachez-le : j’ai dansé avec Dieu en boîte de nuit au Mexique !). Sauf que cette fois, l’expérience était celle de l’enfer. J’ai eu un cauchemar éveillé, ce matin, très tôt, il était cinq heures je crois, après quelques trop courtes heures de sommeil, dans mon lit, dans mon rêve, ma femme dormait à nouveau à mes côtés, mais jalouse, le diable était là, rougissant la pénombre de quelque demeure bourgeoise au vieux mur fissuré par des mousses centenaires, au creux d’une ville endormie, par une nuit sans Lune. Et la biche traquée, c’était nous, GS et IF. Ma femme avait pris sur elle ma folie. Elle était mon propre Portrait de Dorian Gray. Elle était un aspirateur à malheur, ingurgitant de la suie à mesure que je crachais de la beauté de mes rêves. Et j’ai réalisé que quelque chose allait coincer dans la mécanique, en ce samedi matin de vacances.
Quant à cette lettre…
Et si j’effaçais tout?
Et puis non, ce serait trahir toutes mes mauvaises et mes bonnes intentions.
“Nous ne sommes pas amis, et nous ne pouvons pas l’être parce que nous nous regardons à travers les yeux du désir”.
J’ai pris ça pour une déclaration, alors que ce n’était que constatation ironique, déploration des tendances humaines en général, dénonciation du mâle.
J’assumerai ma logorrhée, tel un Lautréamont raté, et tu la boiras jusqu’à la lie, tant pis. Ton breuvage amer en quelque sorte, épreuve indispensable à laquelle les profanes sont soumis.
Mais je ne t’écrirai plus d’autre lettre. Je vais rectifier celle-ci dans ce sens, après la dernière relecture, la toute dernière, la véritable et funeste dernière relecture, de la dernière lettre, qui viendra je ne sais plus vraiment quand, à présent.
JE NE T’ECRIRAI PLUS JAMAIS.
Bjork
Force Sagesse Beauté
Jeudi 19/12, vers 2h du matin…
Il faut bien que les délices de Mozart soient de la partie (car après tout, tout est de sa faute!), alors savourez-moi ça: l’air de Sarastro dans La Flûte Enchantée.
Les paroles retranscrites donnent ceci:
« SARASTRO
Ô Isis et Osiris accordez la sagesse au nouveau couple !
Dirigez vers eux les pas du voyageur et accordez-leur la fermeté dans le danger.
LES PRÊTRES
Accordez-leur la fermeté dans le danger.
SARASTRO
Montrez-leur les fruits de leurs épreuves.
Mais s’ils devaient y succomber, récompensez encore l’audace de leur vertu et accueillez-les dans votre demeure !
LES PRÊTRES
Accueillez-les dans votre demeure ! »
Le phare d’Eckmühl
Ma très chère Inès, cette lettre est un peu décousue.
Normal: elle suit le fil des pensées que j’ai eues de vous depuis lundi dernier, au travail, à la maison, dans la cuisine, dans mon lit, dans la salle de bains… à toute heure du jour ou de la nuit.
Cette lettre reflète l’état de mon cerveau fatigué, qui voulait faire beau mais qui ne vous offre qu’un brouillon. Brouiller, le verbe est de circonstance. On pourrait croire que je brouille les pistes… non, c’est juste l’effet de style (in ?)volontaire de toutes ces annotations anachroniques, de tous ces commentaires souvent sibyllins (et ce joli mot m’est revenu de vous), de toutes ces phrases coupées, collées, déplacées, de toutes ces épithètes ajoutées, modifiées ou supprimées, de tous ces signes de ponctuation soupesés, de tous ces signets et renvois édités, recopiés, vérifiés, relecture après relecture, modification de notre karma après modification de notre karma, désir après amour, amitié après fraternité, nouvelle introduction après nouvelle introduction, passage du temps lentement, plus lentement que le crépuscule, après passage du temps...
Alors, quand vous êtes perdue, dites-vous bien que, sauf erreur, je ne vous ai asséné en tout et pour tout qu’une seule phrase en simples lettres majuscules. Cette phrase, c’est votre phare d’Eckmühl dans les méandres alambiqués de mon esprit. Il ne cherche pas à faire de vous une naufragée, comme l’auraient fait ces petits feux qu’allumaient les brigands des côtes pour égarer les navires… Il vous sert de repère, de boussole, dans ce labyrinthe fou qu’est devenue cette lettre, qui se voulait d’amour, et qui sera d’adieu.
Telle que je t’imagine
Archive, Pulse: à finir d’écouter les yeux fermés, avant tout! Si une autre proposition musicale vient s’immiscer plus bas dans le texte, faites-la patienter, et; vous constaterez à propos de Archive, comme tous les artistes que vous (re)découvrez ce soir, que le silence qui suit semble encore être d’eux...
Sachez que mes doigts flottent à présent sur le clavier, il est 00h47, mercredi soir (jeudi matin, donc). Nous en sommes à l’introduction d’alors, vous constaterez que l’agencement de cette lettre a donc été bien modifié au fil des nuits...
Un conseil: il faut être reposée, concentrée et tranquille pour lire tout ce qui va suivre.
Je vous entraîne dans une farandole de sons qui serpente sur les collines, dans un tourbillon de lumières qui vient de Capella et termine sa course dans les reflets verts de vos iris.
Je vous imagine, chaussettes en laine de belle facture, dans quelque vêtement chaud à col roulé, dans votre fauteuil préféré, à la maison, lisant ces lignes, indulgente, amoureuse...
Ce sont deux loups solitaires qui se sont rencontrés.
C’était probablement là, à la croisée des chemins balisés de feuilles mortes et d’amanites tue-mouches.
Les pistes se séparent sous la pénombre tandis que la canopée lève les bras pour hurler à la Lune à notre place.
Je te quitte avant d’avoir été vraiment avec toi, je te quitte par la force de la raison, par l’abandon de mon enfance où l’on croyait aux contes de fées.
Après toi, je suis adulte, mon adolescence est terminée.
Puisse notre histoire finie rester en nos mémoires sous le sceau de la sagesse, de la force et de la beauté. »
Le Soleil attendit, et il attendit longtemps avant d'entrer en scène.
[1] Prononcer « ézarpad » : Etablissement de Soins Hospitaliers, d’Accueil, d’Hébergement, de Réconfort pour Personnes Agées Dépendantes (anciennement EHPAD).
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